Micrologies

Cicéron et Caton


À l’automne de 63 av. J.-C., la République romaine traverse une crise majeure : c’est le moment de la fameuse conjuration du démagogue Catilina, qui est à deux doigts de renverser le gouvernement légitime, et d’instaurer un cycle d’exactions et de pillages. Cicéron, qui détient la charge de consul pour l’année, doit lutter sur tous les fronts : déjouer les manœuvres des comploteurs, mais aussi parer à tous les coups qui pourraient affaiblir l’État dans ces temps de fragilité. C’est ainsi qu’il est amené, en tant qu’avocat, à prendre la défense de Muréna.

Lucius Licinius Muréna est alors « consul désigné » : il a été élu en octobre pour prendre ses fonctions au 1er janvier. Mais il est accusé de corruption par Servius Sulpicius Rufus, un de ses concurrents malheureux : il aurait faussé l’élection (ce qui n’était pas une pratique inédite…). Sulpicius est un juriste à l’intégrité reconnue, qui plus est ami de Cicéron, lequel de surcroît vient de faire voter une loi aggravant les peines contre la corruption électorale. Pourtant l’orateur choisit de défendre Muréna (qui sans doute n’était pas blanc comme neige) ; son client sera acquitté : la raison d’État aura prévalu.

Sulpicius est défendu par son propre fils et surtout par Caton (célèbre plus tard par son suicide à Utique), ami lui aussi de Cicéron, homme politique rigoureux, défenseur de l’aristocratie sénatoriale (et donc hostile lui aussi à Catilina) et stoïcien sévère. Cicéron, quant à lui, est le troisième défenseur de Muréna : après les interventions des orateurs Crassus et Hortensius, il est seulement chargé de conclure les débats. C’est pourquoi il entre peu dans les éléments factuels : après un éloge de Muréna (qui dévalue forcément Sulpicius), il consacre une part notable de son discours à réfuter l’argumentation de Caton. Son discours (réécrit pour publication après le procès, comme c’était la règle) est un des grands témoignages de ses dons oratoires.

L’exercice est délicat : comment défendre son client (et l’État), sans offenser un personnage aussi respectable que Caton ? Après avoir opposé à l’austérité de celui-ci l’aménité (supposée) de son ancêtre Caton le Censeur, il se livre à une satire, non de l’homme, mais de la doctrine, réduisant le stoïcisme à ses préceptes les plus intransigeants : une éthique dont la miséricorde est absente, et un dogmatisme étroit.

Fuit enim quidam summo ingenio uir, Zeno, cuius inuentorum aemuli Stoici nominantur. Huius sententiae sunt et praecepta eius modi. Sapientem gratia numquam moueri, numquam cuiusquam delicto ignoscere ; neminem misericordem esse nisi stultum et leuem ; uiri non esse neque exorari neque placari ; solos sapientes esse, si distortissimi sint, formosos, si mendicissimi, diuites, si seruitutem seruiant, reges ; nos autem qui sapientes non sumus fugitiuos, exsules, hostis, insanos denique esse dicunt ; omnia peccata esse paria ; delictum scelus esse nefarium, nec minus delinquere eum qui gallum gallinaceum, cum opus non fuerit, quam eum qui patrem suffocauerit ; sapientem nihil opinari, nullius rei paenitere, nulla in re falli, sententiam mutare numquam. Haec homo ingeniosissimus, M. Cato, auctoribus eruditissimis inductus adripuit, neque disputandi causa, ut magna pars, sed ita uiuendi. Petunt aliquid publicani ; caue quicquam habeat momenti gratia. Supplices aliqui ueniunt miseri et calamitosi ; sceleratus et nefarius fueris, si quicquam misericordia adductus feceris. Fatetur aliquis se peccasse et sui delicti ueniam petit ; nefarium est facinus ignoscere. At leue delictum est. Omnia peccata sunt paria. Dixisti quippiam: fixum et statutum est. Non re ductus es sed opinione ; sapiens nihil opinatur. Errasti aliqua in re ; male dici putat. (1).

Il y eut autrefois un homme d'un grand génie, Zénon, dont les sectateurs s'appellent stoïciens. Voici quelques-uns de ses dogmes et de ses principes. Le sage n'accorde rien à la faveur, il ne pardonne aucune faute. La compassion et l'indulgence ne sont que légèreté et folie ; il est indigne d'un homme de se laisser toucher ou fléchir. Le sage seul, fût-il contrefait, est beau ; fût-il pauvre, il est riche ; fût-il esclave, il est roi. Nous tous, qui ne sommes point des sages, ils nous traitent d'esclaves fugitifs, d'exilés, d'ennemis, d'insensés. Toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime ; étrangler son père n'est pas plus coupable que de tuer un poulet sans nécessité. Le sage ne doute jamais, ne se repent jamais, ne se trompe jamais, ne change jamais d'avis. Telles sont les maximes que le génie de Caton a adoptées, séduit par des autorités recommandables, non pas, comme tant d'autres, pour en discourir, mais pour en faire la règle de sa vie. Si les fermiers de l'État demandent une remise, – Gardez-vous, dira-t-il, de rien accorder à la faveur. – Des malheureux viennent-ils vous supplier ? – C'est un crime, un forfait que d'écouter la compassion. – Un homme avoue qu'il a commis une faute et demande grâce ? – C'est être coupable que de pardonner. – Mais la faute est légère. – Toutes les fautes sont égales. – Un mot vous est-il échappé ? – C'est un arrêt irrévocable. – Vous avez obéi au préjugé plutôt qu'à la raison ? – Le sage ne hasarde rien. – Vous vous êtes trompé en quelque chose. – Il crie à l'insulte (trad. Ch. Nisard).

Démarche d’avocat : le même Cicéron, en 46, dans ses Paradoxa, reprendra certains de ces préceptes stoïciens pour en faire l’éloge. Selon Plutarque, devant les rires suscités chez les juges par cette charge caricaturale, Caton se serait exclamé : « Nous avons un consul bien plaisant. »

1. Cicéron, Pro Murena, XXIX-XXX, 61-62.



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