Micrologies

Montaigne et Lucrèce


Dans son ouvrage iconoclaste sur Lucrèce (1), Pierre Vesperini entend démythifier non seulement le poète latin, mais aussi déconstruire toute la tradition qui s’est constituée autour de son œuvre. À propos de l’ « influence de Lucrèce », il évoque brièvement le cas de Montaigne : peut-on parler d’un épicurisme de Montaigne (2)?

La difficulté, selon lui, c’est que nous vivons avec le mythe du livre unique, celui qui peut changer la vie d’un homme. Or les gens de la Renaissance « étaient des hommes de plusieurs, de nombreux livres. […] Dans Montaigne, il y a Lucrèce, mais aussi Virgile, Horace, Lucain, sans oublier Cicéron. » Il est donc vain de vouloir faire de Montaigne un penseur secrètement épicurien : « Lucrèce fait certes partie des poètes favoris de Montaigne, mais ce n’est pas son poète de prédilection » : il lui préfère par exemple les Géorgiques de Virgile (Essais, II, 10).

De plus, pour Vesperini, il faut tenir compte de la pratique de la citation dans les Essais : « Montaigne ne s’intéresse pas aux dogmata épicuriens présents dans le poème, mais aux sentences morales, aux mirabilia, et n’hésite pas, après tant d’autres auteurs, à citer un vers pour lui faire dire le contraire de ce que dit Lucrèce. » L’exemple qu’il choisit (3) est celui d’un passage où Montaigne cite Lucrèce « pour dire que les hommes sont bien vains de prétendre connaître la vérité sur les dieux : immortalia mortali sermone notantes, « rendant compte d’objets immortels dans une langue de mortels » (4). Mais, dans son poème, Lucrèce place ce vers dans la bouche des adversaires de sa philosophie » : pour le poète latin, il est au contraire légitime de dédiviniser les phénomènes célestes en les expliquant par des causes naturelles, tant ils sont éloignés de toute intervention divine. (V, 122).

C’est ainsi, à petites touches, que Vesperini corrige les facilités d’une tradition trop paresseuse : Lucrèce, selon lui, n’a pas une place à part dans la tradition des poètes latins.

1. Lucrèce – Archéologie d’un classique européen, Paris, 2017.
2. Op. cit. p. 258.
3. Ibid. p. 172.
4. Essais, II, 12 ; cf. Lucrèce, V, 121.



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