On a pu faire deux lectures opposées du roman de Pétrone, le Satiricon, cette œuvre mutilée dont on ne connaît en toute certitude ni la date (Ier siècle ap. J.-C. ?), ni l’auteur (est-ce bien le familier de Néron du même nom ?), ni l’intrigue (lacunaire), ni le genre (peut-on vraiment parler d’un « roman » ?) ni même le titre (Satiricon ou Satyricon ?).
La critique, traditionnellement, rattache l’œuvre au « réalisme », c’est-à-dire qu’elle voit dans le texte une représentation fidèle de la réalité d’un milieu social, celui des affranchis, dont seraient retranscrits les mœurs, les pratiques économiques et culturelles et même le langage. L’historienne et anthropologue Florence Dupont s’est élevée vigoureusement contre cette lecture en ramenant l’impression de réalisme à un simple « effet de réel » produit par le texte et en centrant son étude de l’œuvre sur la question de l’imaginaire et des représentations (1).
Cependant, la thèse réaliste a connu une formulation remarquable dans un texte de Paul Veyne, « La Vie de Trimalcion » (2). L’affranchi Trimalcion, figure outrancière et grotesque, y est pris comme témoin de la situation économique et sociale, de la mentalité d’un groupe social. « Toute imaginaire qu’elle est, cette vie mérite d’être prise au sérieux. Nous allons tenter une expérience : considérer Trimalcion, comme un personnage réel et replacer sa biographie parmi les autres données de l’époque. Le Satyricon apparaîtra alors comme profondément réaliste et même typique ; c’est un excellent document d’histoire. (3) » La démarche n’est pas de tirer de l’ouvrage des informations historiques, mais d’en montrer la pertinence au regard de notre connaissance de la société romaine : les éléments biographiques qu’on peut dégager du roman s’insèrent parfaitement dans le tableau général de celle-ci. Le texte de Veyne trouve ainsi sa place dans une revue d’histoire sociale comme les Annales.
Le contexte de cet article est polémique : Veyne entend réfuter la thèse de l’historien de l’économie Rostovtzeff, qui croyait observer au Ier siècle, à Rome, la naissance d’une économie capitaliste et d’une bourgeoisie constituée par les affranchis. Veyne entreprend de démontrer que cette hypothèse ne cadre pas du tout avec la logique que l’on peut discerner dans le parcours de Trimalcion. Celui-ci n’est pas un « bourgeois » en puissance : il appartient au groupe des affranchis : groupe et non classe, car les fils des affranchis échappent au statut de leur père : ils se fondent dans la masse des hommes libres. Le renouvellement du groupe des affranchis ne se fait donc pas par endogamie, mais par la volonté continue, dans la classe supérieure, de valoriser des esclaves par l’affranchissement.
Il existe en fait deux mots latins pour nommer l’affranchi : libertus, qui le désigne par rapport à son maître, et libertinus, qui le qualifie en tant que membre du groupe social des affranchis. Veyne fait de cette double dénomination le symptôme de l’attitude ambivalente de la classe dominante : méfiante envers la puissance acquise par les libertini en tant que groupe, pleine d’indulgence pour les liberti dont chaque maître favorise l’ascension à ses côtés. Veyne montre bien comment il existe une carrière pour les affranchis, parallèle à celle des hommes libres. Cependant, une cloison étanche sépare les deux groupes, même si l’affranchi (et c’est le cas de Trimalcion) peut être plus riche et plus influent que maint citoyen. Simplement, il part de plus bas et ne peut monter aussi haut dans la hiérarchie sociale. Tout caricatural et fantasmatique qu’il est, le personnage de Trimalcion, selon Veyne, est sociologiquement vraisemblable. Quelle est alors la part de la satire ? Selon lui, plus faible que ne le veut notre regard moderne.