Micrologies

Avellaneda


Le dispositif de la fiction dans le Don Quichotte, est de la plus grande complexité. Le narrateur, on le sait, se présente comme le simple transcripteur de récits antérieurs, donnés comme des documents authentiques. La matière des huit premiers chapitres est ainsi attribuée à plusieurs auteurs différents, présentant d’ailleurs des divergences entre eux. Mais le récit s’interrompt brutalement, au milieu d’un combat ; on nous informe que « l’auteur de cette histoire laisse cette bataille en suspens, en donnant pour excuse qu’il n’a pas trouvé d’autres écrits sur ces exploits de Don Quichotte que ceux qu’il rapporte ici » (1). Il faut donc comprendre que ce premier auteur, celui des huit premiers chapitres était censé avoir déjà collationné en un récit unique des traditions antérieures.

Intervient alors un « second auteur », donc un narrateur au troisième niveau, qui reprend le récit du précédent (les huit premiers chapitres), mais parvient aussi à retrouver la suite perdue de l’histoire et à la joindre à ce début. Ce nouvel intervenant, qui s’exprime à la première personne, raconte comment il a retrouvé à Tolède, dans un lot de vieux papiers, une Histoire de Don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Benengeli, historien arabe. Et ce narrateur de faire aussitôt traduire ce texte, de l’arabe au castillan, par l’homme même qui le lui a vendu (nouvelle médiation) : la complexité même des ancrages supposés du texte dans une réalité matérielle le renvoie de fait à la fiction. Le nouveau document, qui commence, comme par hasard, là où le précédent s’était arrêté, enchaîne d’ailleurs avec lui, au sens propre, par un « arrêt sur image » : une illustration qui représente, « peint au naturel, le combat de Don Quichotte contre le Biscayen, tous deux dans la posture même que raconte l’histoire » au moment où elle s’était interrompue.

Ce dispositif, mis en œuvre dans la Première partie du roman (1605), se complique encore quand on arrive à la Deuxième partie (1615). Au chapitre LII et dernier de la Première partie est annoncée une suite, une « troisième sortie » du héros hors de son village (il y a déjà eu deux « sorties » dans la première partie). as d’écrits « authentiques » invoqués ici, mais seulement la mémoire orale pour attester « que Don Quichotte, la troisième fois qu’il quitta sa maison, se rendit à Saragosse, où il participa à un fameux tournoi […]. » Seule trace écrite évoquée : de vieux parchemins trouvés dans une caisse en plomb, quelques pièces de vers qui évoquent de façon allusive d’autres exploits du héros et signalent sa mort.

Or, quand Cervantès publie la Seconde partie, ce programme narratif a déjà été mis en œuvre un an auparavant dans une Seconde partie apocryphe, publiée en 1614 par un mystérieux Avellaneda, pseudonyme sous lequel on a cru reconnaître les auteurs les plus divers, y compris les plus célèbres. Cervantès, dans sa Seconde partie (de 1615) doit donc tenir compte de ce faux, et avec habileté il l’intègre dans sa propre fiction pour mieux l’y annuler. Don Quichotte devait aller à Saragosse, et Avellaneda l’y avait mené ? Cervantès le détourne de cette destination et l’emmène à Barcelone. Selon Michel Moner, qui présente l’œuvre dans la Pléiade (2),

vertigineuses [sont] les passerelles que Cervantès s’ingénie à jeter entre les différents registres du réel et du fictionnel : c’est ainsi que don Quichotte et Sancho rencontrent des lecteurs du Don Quichotte d’Avellaneda (II, LIX) et réagissent vivement à l’annonce de l’existence de leurs doubles apocryphes, avant de découvrir le livre du plagiaire dans l’atelier d’un imprimeur de Barcelone (II, LXII), et de se retrouver finalement face à face, comble de l’imbroglio, avec un certain don Alvaro Tarfe (II, LXXII), personnage lui-même issu de la plume vénéneuse de l’imposteur.

Ces jeux du réel et de la fiction, et des fictions entre elles, fascinent le lecteur moderne frotté de narratologie : la structure du roman, qui joue sur les rapports multiples du texte au réel, et des textes entre eux, n’est-elle pas à l’image de la folie du héros, entre univers « réel » et mondes fictifs, lus ou imaginés ? Ne faut-il pas aussi, replaçant le roman dans son contexte d’écriture et de publication, voir là un des procédés fondateurs du comique du texte, un éveil aussi de la sensibilité baroque avec son instabilité essentielle, une arme efficace, enfin, dans la guerre d’imprimerie qui oppose Cervantès à son rival anonyme ?

1. Cervantès, Don Quichotte trad. J. Canavaggio, Bibl. de la Pléiade, Paris, 2001, p. 456.
2. Ibid., p. 1497.



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