Micrologies

La Folie d'Hamlet


Stephen Greenblatt, dans sa biographie de Shakespeare (1), propose une analyse dramaturgique convaincante de la folie d’Hamlet. Dans les versions médiévales de l’histoire, comme celle de Saxo Grammaticus (vers 1200), le roi est assassiné au vu et su de tous, y compris de son fils Amleth, qui est encore un jeune garçon. Pour échapper à une mort inévitable, celui-ci feint l’idiotie pendant de longues années avant de pouvoir mettre à exécution sa vengeance.

Le problème pour Shakespeare, « c’est que le théâtre supporte très mal la représentation de longues périodes d’inaction : il aurait été très difficile de rendre crédible sur scène l’histoire d’un enfant qui simule l’imbécillité pendant des années en attendant d’avoir l’âge de passer à l’acte. » La solution, c’est donc « de commencer le drame au moment où Hamlet adulte est prêt à venger son père. » Cela suppose d’une part que l’assassinat du père soit resté secret et d’autre part qu’il soit révélé plus tard à Hamlet, en l’occurrence par l’apparition de son fantôme. Shakespeare peut ainsi faire tenir la pièce dans « tout le temps qui sépare un premier mouvement de l’accomplissement d’une action terrible » (Brutus, dans Jules César). « Mais il faut qu’un élément justifie cette suspension [entre la révélation et la vengeance], car dans cette version Hamlet n’est plus un enfant impuissant qui doit attendre pour se venger, et d’autre part le meurtrier n’a plus aucune raison de craindre que Hamlet le soupçonne de quoi que ce soit. »

Or, à la fin de l’acte premier, au lieu de passer à l’action, Hamlet déclare qu’il a l’intention de se faire passer pour fou, ce qui était parfaitement cohérent dans les versions médiévales. Mais en fait, « dans la version de Shakespeare, la folie simulée de Hamlet n’a plus aucune justification […]. Au contraire, il attise la suspicion du meurtrier qui se met à le surveiller de près ». Faiblesse dramaturgique ? Non, dit Greenblatt, car « la folie simulée semble par conséquent cacher quelque chose qui ressemble étrangement à la folie véritable ». En fait, « en supprimant du récit que qui justifiait la folie d’Hamlet, Shakespeare fait de cet élément le cœur de la tragédie ». Le dramaturge expérimente ici ce qui fera le ressort d’autres tragédies : « Il découvre qu’il peut démultiplier l’effet d’une pièce et susciter en lui-même et dans le public une réaction intense s’il supprime de l’intrigue un élément d’explication capital, occultant ainsi le mobile rationnel, psychologique ou éthique qui fait agir le personnage ». C’est le cas, selon Greenblatt[entre la révélation et la vengeance], dans Othello, par exemple, ou dans Macbeth.

1. Will le Magnifique [2004] trad. fr. Paris, 2014, p. 329-334.



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