Dans Le Roi Lear, il est fait référence aux « prophéties de Merlin », oracles obscurs qui jouent un rôle structurant dans les romans médiévaux du Graal, tels que le Lancelot-Graal en prose du XIIIe siècle. À l’acte III, le personnage du Fou se réfère à l’enchanteur pour une prophétie parodique :
La parodie inventée par Shakespeare repose sur toute une série d’inversions absurdes : certains vers (1-2 ; 5-6) attribuent à un futur apocalyptique ce qui n’est que la satire du temps présent ; d’autres (7-10) prédisent au contraire un avenir utopique qui tranchera avec la société corrompue du temps présent ; d’autres enfin (3-4) relèvent de l’inversion pure et simple. La « grande confusion » annoncée est donc déjà dans les mots de la prophétie, comme elle est aussi dans la désorganisation du royaume et dans l’esprit de Lear.
Après ces vers eschatologiques et parodiques, le Fou conclut ainsi : This prophecy Merlin shall make, for I live before his time : « Cette prophétie, Merlin la fera, car moi je vis avant son temps. » En affirmant son antériorité par rapport à Merlin, le Fou se pose paradoxalement en contemporain du spectateur élisabéthain, qui, lui, connaît la légende arthurienne, supposée se dérouler postérieurement à l’époque reculée du roi Lear. De fait, à ce moment, le Fou est seul en scène ; dans une sorte de « parabase » il s’adresse directement au public en rompant l’illusion théâtrale : il se désigne comme créature de fiction, dans une temporalité achronique où toute chronologie est fictive, où tous les textes sont contemporains. Cet effet de distanciation est le bienvenu après la terrible scène sous l’orage où se révèlent la déréliction de Lear et son glissement vers la folie.