Dans son analyse de la Nuit des rois de Shakespeare, Erich Segal (1) donne une importance centrale au personnage de Malvolio, l’intendant de la jeune Olivia ; celui-ci est l’objet des moqueries et victime des stratagèmes de ses acolytes, joyeux noceurs. Malvolio, le « malveillant », est selon lui le type même de l’« agélaste », le personnage sans humour, l’anti-comique. Les clés qu’il porte au cou « constituent un indice visuel de ce que ses émotions sont également « sous clé » ». Son costume sombre et son comportement qui ne l’est pas moins sont placés sous le signe de la mélancolie. L’originalité de ce personnage est telle que la pièce fut parfois représentée sous le titre de Malvolio. Mais le personnage est complexe : « Il a beau être un sinistre despote, il n’est pas totalement antipathique et peut même s’attirer la sympathie des spectateurs. »
Pour se venger de ses continuelles réprimandes, ses compagnons laissent traîner une fausse lettre de sa maîtresse Olivia, une prétendue déclaration d’amour où elle lui demanderait de porter des bas jaunes. Malvolio s’exécute : il s’ensuit un quiproquo qui fait croire à sa maîtresse que Malvolio est devenu fou (d’autant plus extravagant qu’il a cru reconnaître lubriquement dans la lettre l’écriture d’Olivia, avec « ses C, ses O, ses N »). Il est enfermé alors dans une salle obscure : c’est là que le personnage, de ridicule, devient pitoyable. À la fin, quand la supercherie est démasquée, « l’agélaste » se voit offrir une chance de renoncer à ses valeurs anti-comiques et de se joindre à la fête ». Mais il part en exil non sans lancer une lourde menace : « Je me vengerai de toute votre meute. »
Segal commente ainsi cette dernière réplique :
On ne saurait faire de la pièce de Shakespeare une prophétie. Cependant, dès 1602, le dramaturge propose avec Malvolio un féroce « portrait du puritain en libertin » (2) Henri Suhamy, quant à lui, (3) rapproche Malvolio du Shylock du Marchand de Venise : « comme lui, il est rejeté par une société vouée à l’oisiveté et aux jeux de l’amour […] Shakespeare semble n’avoir que méfiance pour cette catégorie sociale intermédiaire entre la noblesse et le peuple. »