Micrologies

Henry VI et Tamerlan


La biographie de Shakespeare due à Stephen Greenblatt (1), afin de pallier la rareté des documents sur le dramaturge, procède par un va-et-vient entre l’œuvre et son contexte historique, pour qu’ils s’éclairent mutuellement. Un des éléments importants de ce contexte, pour cet historien, c’est l’œuvre des autres dramaturges élisabéthains, à commencer par Marlowe.

Par exemple, la trilogie de Henry VI, (vers 1588-1593), qui met en scène l’histoire mouvementée du XVe siècle anglais, entre Guerre de Cent Ans et guerre civile des Deux-Roses, serait une réponse au Tamerlan de Christopher Marlowe (1587) (2) :

« L’œuvre [de Marlowe], d’une férocité saisissante, fait naître un rêve de pouvoir absolu et démontre comment le satisfaire. Le héros, un humble berger scythe, conquiert la majeure partie du monde connu à force de détermination, de charisme, et d’une impitoyable cruauté. »

Aux deux parties de Tamerlan, Shakespeare confronterait sa trilogie historique, qui serait selon Greenblatt « une réponse teintée de scepticisme à la tragédie de Marlowe que, par certains égards, elle prétend imiter ». On a parfois pensé que la trilogie de Shakespeare, écrite en collaboration, portait la marque de Marlowe, mais il faut sans doute parler seulement d’influence. Dans Henry VI, « Shakespeare multiplie les figures de Tamerlans grotesques » dans un pays en déliquescence sous un monarque faible : « Lorsque l’ordre est détruit, chacun veut devenir Tamerlan. » Chez Marlowe, au contraire, « l’ambition érige un nouvel ordre du monde, grandiose mais d’une cruauté sublime. Cet ordre […] s’effondre uniquement parce que rien ne peut échapper à la ruine – il n’y a pas de morale à tirer de la pièce, sinon d’accepter la brutalité de la mortalité. » À l’opposé, chez Shakespeare, « l’ambition démesurée mène au chaos, à une fragmentation meurtrière et anarchique du corps politique en multiples factions ».

Un tel parallèle est très éclairant d’un point de vue littéraire, pour opposer les univers des deux dramaturges. Faut-il y voir la preuve d’une causalité historique directe, l’écriture d’un texte entraînant celle de l’autre ? On reste dans le domaine de l’hypothèse : c’est toute la limite de la méthode suivie par Greenblatt, qui procède par simple accumulation de vraisemblances, à coup de « peut-être » et de « on peut penser que ».

1. Will le magnifique, [2004], trad. fr. Paris, 2014. 2. Op. cit. p. 202-214.



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