À l’acte II d’Hamlet intervient une troupe de comédiens, conviée à la cour d’Elseneur. Hamlet fait réciter au Premier Comédien, comme échantillon de son talent, une scène d’un Didon et Énée, pièce fictive censément inspirée de Virgile. C’est une longue tirade où Énée évoque devant la reine de Carthage la prise de Troie et le meurtre du roi Priam par Pyrrhus, le fils d’Achille. Hamlet connaît par cœur ce morceau, dont il récite lui-même une douzaine de vers, avant de laisser la parole au Comédien.
La raison de ce choix est très claire : Pyrrhus cherche à venger son père Achille, tout comme veut le faire Hamlet. Celui-ci, tout en simulant la folie, laisse donc percer ses véritables intentions. D’autant que le texte évoque aussi le sort d’Hécube, l’épouse de Priam, dont le cri, au spectacle de la mort du roi, aurait pu, nous dit-on, attendrir le ciel lui-même, et les dieux. Que fera Hamlet de sa mère ? Que fera-t-il même de Claudius l’assassin, puisque Pyrrhus lui-même, face à ce vieillard sans défense qu'est Priam, suspend quelques instants son bras et son coup ? À travers la scène de fiction, Hamlet s’éprouve lui-même, il jauge ses propres forces. Ce morceau est l'une des « nuits de Troie » étudiées par Starobinski dans un remarquable article (1). Le texte est d’une outrance toute baroque :
Il n’est que de comparer ce passage avec la description correspondante de Virgile (2) : au lieu de la double métaphore filée de Shakespeare, celle du blason sinistre et celle de la créature infernale, on trouve chez Virgile une unique comparaison, qui à la fois crée l’amplification épique et la met à distance :
Or, le statut du passage de Shakespeare pose problème : par sa longueur (une soixantaine de vers), cette tirade qui se présente comme théâtrale semble en tout cas excéder la norme utilisée par Shakespeare dans Hamlet (par exemple, le monologue du To be or not to be compte 35 vers). De brèves interruptions de Polonius semblent avoir pour but de ramener ce morceau de bravoure à des proportions dramatiques raisonnables. Il le remarque à un moment : « This is too long. » Dès lors, on peut se demander quelle situation dramatique pourrait justifier, dans la pièce fictive, un si long retour en arrière de la part d’Énée, censé faire à Didon le récit de cet épisode dramatique. S’agit-il bien d’une « tirade » tragique, (traduction ordinaire du mot speech dans ce contexte), extraite d’une pièce réelle ou fictive ou bien d’une sorte de morceau de bravoure destiné à mettre en valeur le talent du Comédien, hors de tout contexte théâtral ? N’est-on pas en tout cas dans le cadre énonciatif d’un poème épique, comme le modèle virgilien ?