Micrologies

Shakespeare et Virgile


À l’acte II d’Hamlet intervient une troupe de comédiens, conviée à la cour d’Elseneur. Hamlet fait réciter au Premier Comédien, comme échantillon de son talent, une scène d’un Didon et Énée, pièce fictive censément inspirée de Virgile. C’est une longue tirade où Énée évoque devant la reine de Carthage la prise de Troie et le meurtre du roi Priam par Pyrrhus, le fils d’Achille. Hamlet connaît par cœur ce morceau, dont il récite lui-même une douzaine de vers, avant de laisser la parole au Comédien.

La raison de ce choix est très claire : Pyrrhus cherche à venger son père Achille, tout comme veut le faire Hamlet. Celui-ci, tout en simulant la folie, laisse donc percer ses véritables intentions. D’autant que le texte évoque aussi le sort d’Hécube, l’épouse de Priam, dont le cri, au spectacle de la mort du roi, aurait pu, nous dit-on, attendrir le ciel lui-même, et les dieux. Que fera Hamlet de sa mère ? Que fera-t-il même de Claudius l’assassin, puisque Pyrrhus lui-même, face à ce vieillard sans défense qu'est Priam, suspend quelques instants son bras et son coup ? À travers la scène de fiction, Hamlet s’éprouve lui-même, il jauge ses propres forces. Ce morceau est l'une des « nuits de Troie » étudiées par Starobinski dans un remarquable article (1). Le texte est d’une outrance toute baroque :

Le hérissé Pyrrhus avait une armure de sable,
Qui, noire comme ses desseins, ressemblait à la nuit,
Quand il était couché dans le cheval sinistre.
Mais son physique affreux et noir est barbouillé
D’un blason plus effrayant ; des pieds à la tête,
Il est maintenant tout gueules ; il est horriblement coloré
Du sang des mères, des pères, des filles, des fils,
Cuit et empâté sur lui par les maisons en flammes
Qui prêtent une lumière tyrannique et damnée
À ces vils massacres. Rôti par la fureur et par le feu,
Et ainsi enduit de caillots coagulés,
Les yeux comme des escarboucles, l’infernal Pyrrhus
Cherche l’ancêtre Priam… (Trad. Fr.-V. Hugo).

Il n’est que de comparer ce passage avec la description correspondante de Virgile (2) : au lieu de la double métaphore filée de Shakespeare, celle du blason sinistre et celle de la créature infernale, on trouve chez Virgile une unique comparaison, qui à la fois crée l’amplification épique et la met à distance :

Vestibulum ante ipsum primoque in limine Pyrrhus
exsultat, telis et luce coruscus aena;
qualis ubi in lucem coluber mala gramina pastus
frigida sub terra tumidum quem bruma tegebat,
nunc, positis nouus exuuiis nitidusque iuuenta,
lubrica conuoluit sublato pectore terga
arduus ad solem, et linguis micat ore trisulcis.

Face au vestibule, à même le seuil de la porte d’entrée, Pyrrhus se pavane ; ses armes et le bronze de sa cuirasse jettent des éclairs. C’est comme un serpent, nourri d’herbes vénéneuses, qui reparaît à la lumière ; son enflure était abritée sous terre par la froideur hivernale, mais maintenant il a fait peau neuve et brille d’une nouvelle jeunesse : il se redresse face au soleil, déroule ses anneaux visqueux et fait vibrer dans sa gueule sa triple langue (trad. P. Veyne).

Or, le statut du passage de Shakespeare pose problème : par sa longueur (une soixantaine de vers), cette tirade qui se présente comme théâtrale semble en tout cas excéder la norme utilisée par Shakespeare dans Hamlet (par exemple, le monologue du To be or not to be compte 35 vers). De brèves interruptions de Polonius semblent avoir pour but de ramener ce morceau de bravoure à des proportions dramatiques raisonnables. Il le remarque à un moment : « This is too long. » Dès lors, on peut se demander quelle situation dramatique pourrait justifier, dans la pièce fictive, un si long retour en arrière de la part d’Énée, censé faire à Didon le récit de cet épisode dramatique. S’agit-il bien d’une « tirade » tragique, (traduction ordinaire du mot speech dans ce contexte), extraite d’une pièce réelle ou fictive ou bien d’une sorte de morceau de bravoure destiné à mettre en valeur le talent du Comédien, hors de tout contexte théâtral ? N’est-on pas en tout cas dans le cadre énonciatif d’un poème épique, comme le modèle virgilien ?

1. Voir L’Encre de la mélancolie, Paris, 2012, p 311 sq..
2. Énéide, II, 469-475.



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