Micrologies

La mort du roi Jean


Vie et mort du roi Jean n’est pas la plus connue des pièces historiques de Shakespeare. Son argument remonte dans l’histoire au-delà des deux grandes tétralogies qui évoquent le long XVe siècle anglais, du règne de Richard II à celui de Richard III, au-delà même d'Édouard III, pièce d’attribution discutée qui raconte les débuts de la guerre de Cent ans, avec les batailles de Crécy et de Poitiers. Son héros est Jean sans Terre, celui de Walter Scott, le frère « félon » de Richard Cœur de Lion, qui régna au début du XIIIe siècle. On voit Jean se débarrasser de son neveu Arthur, héritier légitime du trône, avant d’être vaincu par les Français. Est-ce l’éloignement de ce règne dans le temps ? À la différence des pièces « incarnées » de Shakespeare, telle Henry V, drame vibrant de patriotisme, celle du Roi Jean semble parfois abstraite ; les jeux du pouvoir, de la guerre et de la religion y sont réduits à l’épure, jusqu’à l’os.

Il n’empêche que la pièce contient d’admirables passages lyriques, qui culminent avec la mort du roi, à la dernière scène : empoisonné par des moines, il est dévoré par un feu intérieur qui, après ses entrailles, s’attaque à son esprit. Autour de lui, dans la nuit qui tombe, tout se défait : ses troupes, un temps victorieuses, sont englouties par la marée en traversant des bancs de sable. C’est d’abord son fils, le prince Henry, qui décrit l’agonie de son père avant qu’on ne l’amène sur scène pour ses dernières paroles. C’est une suite d’images superbes.

Le corps du roi mourant, dit Henry, est assailli par les mêmes luttes internes que son royaume divisé :

[La mort] fait maintenant le siège
De l’esprit, qu’elle harcèle et qu’elle blesse
Avec maintes légions de chimères étranges, Qui, se ruant pêle-mêle sur ce dernier bastion,
Se détruisent l’une l’autre. (trad. J.-M. Déprats).

C’est ensuite le roi lui-même qui assimile son corps souffrant à sa terre dévastée et souhaite un hiver qui vienne calmer sa brûlure :

Il y a dans ma poitrine un été si brûlant
Que toutes mes entrailles s’émiettent en poussière.
[…] pas un d’entre vous n’ira dire à l’hiver
De venir enfoncer ses doigts gelés dans ma gorge,
Ni de faire couler les rivières de mon royaume
À travers ma poitrine embrasée, ni de prier le Nord
D’envoyer ses vents glaciaux à travers mes lèvres sèches
Et de me soulager par le froid.

Jean, un instant apaisé, chante avant de mourir, tel un « cygne pâle et défaillant / Qui entonne l’hymne funèbre de sa propre mort, / Et qui, de son orgue fragile, conduit avec ce chant / Son âme et son corps à leur repos éternel. »

I am a scribbled form, drawn with a pen
Upon a parchment, and against this fire
Do I shrink up.

Je ne suis plus qu’une forme griffonnée à la plume / Sur un parchemin, et je me racornis / À ce feu.

Morts simultanées du roi et du royaume, évoquées par lui-même : c’est comme si tout Le roi se meurt était l’expansion de cette page ; ce ne serait pas la seule inspiration shakespearienne chez Ionesco.



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