Micrologies

Morts socratiques


Au début de Henry V, Shakespeare se débarrasse du personnage encombrant de Falstaff : celui qui, dans Henry IV, était le compagnon de débauche du jeune prince Hal, n’a plus sa place quand celui-ci devient roi et renie ses erreurs de jeunesse : « L’antihéros désabusé, dénonçant les idéaux que les puissants prétendent défendre et n’obéissant qu’aux impératifs de la chair, est décidément impossible à incorporer dans la célébration du leadership charismatique et de l’héroïsme martial » (1). La dérision n’a pas de place dans la nouvelle pièce.

Pour ne pas congédier son personnage trop brutalement, Shakespeare met en place un récit de sa mort, placé dans la bouche de l’Hôtesse (Nell Quickly), autre personnage comique : « Alors il m’a dit de lui mettre plus de couvertures sur les pieds. J’ai mis ma main dans le lit pour les lui toucher, ils étaient froids comme de la pierre. Alors j’ai remonté jusqu’à ses genoux, puis plus haut, puis plus haut, et tout était froid comme de la pierre » (2).

Voilà qui évoque inévitablement la fin du Phédon de Platon et les derniers instants de Socrate : « Ensuite, lui ayant fortement serré le pied, [l’homme] lui demanda s’il sentait ; Socrate dit que non. Après cela, il recommença au bas des jambes, et, en remontant ainsi, il nous fit voir qu’il commençait à se refroidir et à devenir raide » (3). Shakespeare a-t-il pu avoir connaissance de ce texte ? sous quelle forme ? par quels intermédiaires ? Si c’est le cas, on peut s’interroger sur le sens de cette allusion : réhabilitation in extremis du personnage, ou au contraire dérision suprême, parodie dans un contexte grotesque de la mort du philosophe ?

Il semble en tout cas qu’il y ait dans la fiction un « lieu commun » de la mort socratique, dont témoigne, cette fois explicitement, le récit de la fin du conventionnel au début des Misérables (I, I, X) : on se souvient que Mgr Myriel, au grand scandale de ses brebis bien pensantes, apprenant que cet homme est mourant, va trouver le réprouvé (conventionnel mais non régicide). Cet épisode tardivement ajouté au roman est le seul passage où le personnage de l’évêque soit pris en défaut et contesté par le narrateur, en raison de ses opinions politiques étroitement conservatrices (royalistes). De fait, à la fin, c’est l’évêque, pris de doute devant la grandeur sereine de cet homme, qui demande au mourant sa bénédiction. Pour rehausser la figure de ce républicain, Hugo lui donne alors une mort digne de Socrate, sereine et apaisée : « Hier je n’avais que les pieds froids ; aujourd’hui le froid a gagné les genoux ; maintenant je le sens qui monte jusqu’à la ceinture ; quand il sera au cœur, je m’arrêterai. » Quelques phrases prononcées par le mourant ont une tonalité ouvertement platonicienne : « La conscience, c’est la quantité de science innée que nous avons en nous. » Plus tard : « Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes ! » C’est dans cette sorte d’extase philosophique que le vieil homme rend l’âme. On peut noter que Victor Hugo étale dans le temps la montée du froid de la mort, dans une mise en scène hyperbolique où le Sage en impose au Saint.

1. S. Greenblatt, Will le magnifique, [2004] trad. fr. 2014, p. 241.
2. Acte II, sc. 3, trad. J.-M. Déprats.
3. Phédon, 117e-118a, trad. L. Robin.



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