L’évocation des Enfers est un lieu commun de la poésie antique depuis la « Nekuia » du chant XI de l’Odyssée (la descente aux Enfers d’Ulysse). Dans la poésie latine, cette description du monde souterrain est un morceau de bravoure très codifié, qui trouve diverses justifications narratives : ainsi, dans l’Énéide, le héros, accompagné de la Sibylle de Cumes, y descend pour consulter l’ombre de son père Anchise ; dans les Métamorphoses d’Ovide, c’est Junon qui va exciter la Furie Tisiphone contre l’orgueilleuse Ino (chant IV, v. 432-463).
Quel qu’en soit le prétexte, cette visite infernale contient des passages obligés, dont la liste canonique est plus ou moins complète selon les auteurs. Ovide en offre une version assez exhaustive. Manque le passeur Charon, dont Junon, en tant que déesse, n’a pas besoin d’emprunter la barque, mais sont destinés à susciter l’effroi quelques allégories (« la Pâleur et le Froid »), le Styx, le palais de Pluton, le chien Cerbère et surtout les grands suppliciés du Tartare : Tityos déchiré par un vautour, Tantale le perpétuel affamé, Ixion tournant sur sa roue, Sisyphe et son rocher, les Danaïdes et leur tonneau percé.
Le traitement de ce morceau de bravoure tient à chaque fois de l’imitation et de la variation. L’imitation tient à quelques citations littérales : par exemple, Ovide (v. 456) reprend à son prédécesseur Tibulle (Élégies, I, 3, 67) l’expression scelerata sedes (« séjour du crime ») ; et à Virgile les termes rares loca senta (« ces lieux incultes », (1). Cette expression est particulièrement intéressante : l’adjectif sentus est formé sur sentis, « ronces, buissons épineux » ; d’après l’ancienne édition de Virgile de Plessis et Lejay, les scoliastes donnent à sentus le sens de horridus, « hérissé », tandis que le nom situs s’apparente à sino, « abandonner », « et désigne l’état de lieux négligés ». D’où la glose proposée par cette édition : « hérissés de moisissure, couverts d’une croûte de saleté ». Mais ce n’est pas tout : car si Ovide reprend ici Virgile, celui-ci, selon le Gaffiot, imite lui-même une expression homérique : Ἀΐδεω δόμον εὐρωέντα, (Odyssée X, v. 512) : « l’humide demeure d’Hadès », trad. E. Lasserre). Le mot εὐρώς, ῶτος désigne justement en grec la moisissure. On a donc toute une chaîne de citations et de reprises, dans un jeu raffiné, in utraque lingua, qui suppose connu l’hypotexte. La formule virgilienne laisse aussi sa trace dans la poésie chrétienne, comme dans ce poème de Prudence consacré au martyre de sainte Eulalie :
Quelle est alors la part de variation ? L’originalité d’Ovide est de faire du royaume de Pluton une ville (urbs), avec ses portes et sa foule, son forum ; le palais du dieu n’est qu’une partie de ce vaste ensemble. Certaines ombres continuent même à y exercer spectralement leur métier.
Cette Rome souterraine redouble fantomatiquement l’Vrbs terrestre : comme celle-ci, elle attire de partout de nouveaux habitants dans une croissance démographique sans fin. C’est là une heureuse invention, qui permet l’évocation collective de l’existence spectrale des morts.