Micrologies

Les Enfers d’Ovide


L’évocation des Enfers est un lieu commun de la poésie antique depuis la « Nekuia » du chant XI de l’Odyssée (la descente aux Enfers d’Ulysse). Dans la poésie latine, cette description du monde souterrain est un morceau de bravoure très codifié, qui trouve diverses justifications narratives : ainsi, dans l’Énéide, le héros, accompagné de la Sibylle de Cumes, y descend pour consulter l’ombre de son père Anchise ; dans les Métamorphoses d’Ovide, c’est Junon qui va exciter la Furie Tisiphone contre l’orgueilleuse Ino (chant IV, v. 432-463).

Junon aux Enfers
Junon aux Enfers in Ovide, Métamorphoses, Paris, 1767,
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Quel qu’en soit le prétexte, cette visite infernale contient des passages obligés, dont la liste canonique est plus ou moins complète selon les auteurs. Ovide en offre une version assez exhaustive. Manque le passeur Charon, dont Junon, en tant que déesse, n’a pas besoin d’emprunter la barque, mais sont destinés à susciter l’effroi quelques allégories (« la Pâleur et le Froid »), le Styx, le palais de Pluton, le chien Cerbère et surtout les grands suppliciés du Tartare : Tityos déchiré par un vautour, Tantale le perpétuel affamé, Ixion tournant sur sa roue, Sisyphe et son rocher, les Danaïdes et leur tonneau percé.

Le traitement de ce morceau de bravoure tient à chaque fois de l’imitation et de la variation. L’imitation tient à quelques citations littérales : par exemple, Ovide (v. 456) reprend à son prédécesseur Tibulle (Élégies, I, 3, 67) l’expression scelerata sedes (« séjour du crime ») ; et à Virgile les termes rares loca senta (« ces lieux incultes », (1). Cette expression est particulièrement intéressante : l’adjectif sentus est formé sur sentis, « ronces, buissons épineux » ; d’après l’ancienne édition de Virgile de Plessis et Lejay, les scoliastes donnent à sentus le sens de horridus, « hérissé », tandis que le nom situs s’apparente à sino, « abandonner », « et désigne l’état de lieux négligés ». D’où la glose proposée par cette édition : « hérissés de moisissure, couverts d’une croûte de saleté ». Mais ce n’est pas tout : car si Ovide reprend ici Virgile, celui-ci, selon le Gaffiot, imite lui-même une expression homérique : Ἀΐδεω δόμον εὐρωέντα, (Odyssée X, v. 512) : « l’humide demeure d’Hadès », trad. E. Lasserre). Le mot εὐρώς, ῶτος désigne justement en grec la moisissure. On a donc toute une chaîne de citations et de reprises, dans un jeu raffiné, in utraque lingua, qui suppose connu l’hypotexte. La formule virgilienne laisse aussi sa trace dans la poésie chrétienne, comme dans ce poème de Prudence consacré au martyre de sainte Eulalie :

Ingreditur pedibus laceris
per loca senta situ et uepribus
angelico comitata choro
[…] (2).

  Elle marche, pieds déchirés
    par les épines du maquis,
    un chœur d’anges lui sert d’escorte. (trad. E. Wolff).

Quelle est alors la part de variation ? L’originalité d’Ovide est de faire du royaume de Pluton une ville (urbs), avec ses portes et sa foule, son forum ; le palais du dieu n’est qu’une partie de ce vaste ensemble. Certaines ombres continuent même à y exercer spectralement leur métier.

Est uia decliuis funesta nubila taxo :
ducit ad infernas per muta silentia sedes ;
Styx nebulas exhalat iners, umbraeque recentes
descendunt illac simulacraque functa sepulcris :
pallor hiemsque tenent late loca senta, nouique,
qua sit iter, manes, Stygiam quod ducat ad urbem,
ignorant, ubi sit nigri fera regia Ditis.
mille capax aditus et apertas undique portas
urbs habet, utque fretum de tota flumina terra,
sic omnes animas locus accipit ille nec ulli
exiguus populo est turbamue accedere sentit.
errant exsangues sine corpore at ossibus umbrae,
parsque forum celebrant, pars imi tecta tyranni,
pars aliquas artes, antiquae imitamina uitae.
exercent, aliam partem sua poena coercet.

Il est un chemin dont la pente, assombrie par des ifs vénéneux, conduit, à travers un profond silence, aux demeures infernales ; là les eaux inertes du Styx envoient les vapeurs qu’elles exhalent ; c’est par là que descendent les ombres récentes et les fantômes qui ont reçu les honneurs du tombeau. La Pâleur et le Froid habitent dans toute leur étendue ces lieux incultes ; les mânes nouveaux ignorent où est le palais redoutable du noir Pluton. Cette ville immense a mille avenues et des portes ouvertes de tous côtés ; comme la mer reçoit les fleuves de toute la terre, ainsi ce séjour reçoit toutes les âmes ; il n’est trop étroit pour aucun peuple, il ne se ressent jamais de l’accroissement de la foule. Partout vont et viennent des ombres exsangues, sans chair et sans os ; les unes se pressent au forum, les autres dans le palais du souverain d’en bas ; d’autres se livrent à divers travaux qui leur rappellent leur vie d’autrefois ; d’autres subissent le châtiment qu’elles ont mérité (trad. G. Lafaye).

Cette Rome souterraine redouble fantomatiquement l’Vrbs terrestre : comme celle-ci, elle attire de partout de nouveaux habitants dans une croissance démographique sans fin. C’est là une heureuse invention, qui permet l’évocation collective de l’existence spectrale des morts.

1. v. 436, cf. Énéide, VI, 462 : per loca senta situ.
2. Prudence, Le Livre des couronnes, III, 46-48.



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