Le recueil d’Ovide qui porte ce titre contient vingt poèmes, dix-sept lettres en vers adressées par des héroïnes de la mythologie à leurs amants, et, à trois reprises, la réponse de ceux-ci. La paternité de certains de ces textes a été mise en doute, mais l’unité du recueil et la cohérence du projet ne font pas question : avec l’emploi du genre épistolaire, qui implique la séparation des amants, avec l’usage de la première personne, qui permet l’expression forte des sentiments, tout converge vers le registre de la douleur et de la plainte, qui s’exprime d’ailleurs ici dans le mètre approprié, celui de l’élégie (le distique élégiaque, composé d’un hexamètre et d’un pentamètre, un peu plus bref). Si certaines des héroïnes choisies par Ovide sont moins connues (Phyllis, Canacé ou Cydippe), d’autres sont parmi les figures les plus célèbres de la fable antique, Pénélope, Ariane, Phèdre ou Didon. Inévitablement, Ovide se mesure donc aux textes et aux auteurs les plus fameux, Homère, Virgile ou les tragiques grecs.
On peut en fait définir ainsi son projet : non pas imiter les textes antérieurs, mais les « traduire » dans son langage propre, c’est-à-dire réécrire la matière épique ou tragique dans le mètre et le ton de l’élégie, ce qui suppose non seulement la modification de la langue et du lexique, mais aussi celle du registre émotionnel (la plainte plutôt que le sublime, la douleur plutôt que l’horreur) ; cela implique ainsi d’adapter la matière même du récit mythique (la « bande passante » de l’élégie n’est pas la même que celles de la tragédie ou de l’épopée).
On en prendra quelques exemples dans la « Lettre de Didon à Énée ». Ce texte suppose connu celui de Virgile (qui, au livre IV de l’Énéide, crée la légende des amours du héros troyen et de la reine de Carthage) ; Ovide fait de nombreuses allusions à ce texte célèbre, quitte à l’infléchir. Ainsi dans l’épisode de la grotte où se scelle l’union de la reine et du Troyen, saluée par la nature et par les dieux :
Virgile :
Ovide :
Là où, chez Virgile, c’est le narrateur qui anticipe la fin tragique de Didon, chez Ovide, c’est Didon elle-même qui, pathétiquement, prend acte de son destin accompli, en évoquant les Euménides, déesses des remords. En effet, dans les Héroïdes, le temps de l’énonciation est contraint par la forme épistolaire : le poète se place quand Didon vient d’apprendre la trahison d’Énée qui l’abandonne, mais que celui-ci n’a pas encore repris la mer : c’est le seul moment où puisse s’expliquer qu’elle lui adresse une lettre. Cette missive condense donc dans l’étroitesse du présent le rappel douloureux d’un passé déjà révolu et les craintes pour un avenir déjà scellé : aucune narrativité ne peut se déployer.
Le passage de l’épopée à l’élégie change aussi les ressources expressives : pas de fureur, comme dans l’Énéide, mais le registre des plaintes par lesquelles Didon essaie inutilement de retenir son amant. La forme close du distique qui remplace l’abondance continue du verbe épique implique alors des figures ou des échos sonores qui confinent à la préciosité :
L’antanaclase est soulignée par la juxtaposition des deux emplois différents du verbe perdere.
Ici, c’est la syllepse (juxtaposition du concret et de l’abstrait) qui est renforcée par deux allitérations, en [w] et en [f], qui sont d’ailleurs adroitement rendues par les échos sonores de la traduction de M. Prévost ("vents", "voiles", "serments").
Un autre distique pousse la réécriture jusqu’à l’afféterie :
La reprise en chiasme de la célèbre interpellation de Didon (IV, 9) (qui sert de titre à un texte de Marguerite Yourcenar) relève en effet du jeu littéraire, avec la même virtuosité que la double allitération en [m] et en [k] qui suit.
On n'a donc pas à juger dans ce texte de la qualité de l’imitation, mais bien plutôt des effets d’une « diction » différente sur une matière identique, étant entendu qu’Ovide pratique ici un genre mineur, mais dans lequel il excelle…