Micrologies

Photius à Rouen


L’ouvrage de Luciano Canfora, La Bibliothèque du patriarche (1), , s’ébat avec virtuosité dans les délices de l’érudition bibliophilique la plus minutieuse. Comme il l’a fait pour la bibliothèque d’Alexandrie ou pour le pseudo-Artémidore, l’auteur déploie des trésors de science et d’ingéniosité dans des recherches dont le sujet pourrait paraître bien mince. Et pourtant…

Le patriarche, c’est Photius, religieux, érudit et homme d’État byzantin qui vécut au IXe siècle. La Bibliothèque, c’est d’abord un ouvrage qu’il a rédigé sous ce titre et qui nous est précieux pour la connaissance de la littérature antique : il comprend près de trois cents notices qui analysent (souvent avec des citations) des œuvres anciennes, souvent religieuses, mais aussi profanes, dont beaucoup ne nous sont connues qu’à travers lui.

Mais la bibliothèque, c’est aussi celle de la cathédrale de Rouen, la première bibliothèque ouverte au public en France (1634), dont on voit encore l’emplacement, à l’étage de la Cour des libraires, au porche nord de la cathédrale, ainsi que le bel escalier d’accès, dans le transept de l’édifice. L’enquête de Canfora porte en effet sur une édition de la Bibliothèque de Photius, publiée à Rouen en 1653, et dont un exemplaire figurait dans la bibliothèque de la cathédrale. L’auteur rappelle combien Rouen était au XVIIe siècle un centre important d’édition. Les libraires-imprimeurs étaient regroupés soit dans la cour de la cathédrale, au-dessous de la bibliothèque (sous le contrôle direct du clergé), soit un peu plus loin, dans la rue aux Juifs, à proximité du Parlement de Normandie.

C’est dans la rue aux Juifs qu’étaient installés les Berthelin, calvinistes, éditeurs de Photius. Pourquoi s’intéresser à cette édition, au demeurant médiocre, mais répandue, dont on connaît environ quatre cents exemplaires ? C’est que Photius était un auteur qui sentait le soufre, considéré par les catholiques comme un « hérésiarque », le responsable du schisme qui avait détaché de Rome l’Église byzantine au IXe siècle. C’est aussi que l’édition comporte au moins quatre exemplaires « anomaux » (c’est-à-dire différents de tous les autres), dont celui de la cathédrale de Rouen : ces exemplaires ont conservé des passages d’une préface qui a été supprimée de des autres volumes, comme le montrent des traces visibles de mutilation : la censure est passée par là. Que contenait cette préface ? sans doute cette assertion scandaleuse que le pape et le patriarche orthodoxe étaient des égaux, ce qui dénie à l’Église de Rome ses prétentions à la supériorité.

Or, en 1653, on est dans une période religieuse délicate, celle de la condamnation par la papauté du jansénisme, doctrine qui fait réapparaître les dangers de schisme déjà incarnés autrefois par Photius, ce proto-Luther. D’où l’intervention rapide des censeurs rouennais, qui font modifier l’édition déjà imprimée avant même sa diffusion, à l’exception des quatre exemplaires où l’on a voulu (qui ?) garder trace du texte litigieux. Qui était l’auteur de la préface ? Toute sorte d’indices concordants permettent à Canfora de l’identifier à Noël Bonaventure d’Argonne, chartreux de Gaillon, écartelé toute sa vie entre son devoir d’obéissance cléricale et cet esprit de tolérance qui animait aussi l’érudit rouennais Émery Bigot, par qui il a pu être en rapport avec le cercle parisien des frères Dupuy aussi bien qu’avec les Basnage, savants calvinistes.

Quel est l’intérêt d’une telle enquête, dont ce rapide survol laisse de côté toutes les patientes recherches érudites ? De restituer un milieu intellectuel provincial, avec sa vitalité intellectuelle et éditoriale : la ville provinciale de Rouen est traversée par les controverses et les contradictions du temps ; quatre exemplaires d’un ouvrage oublié permettent d’en déployer toute la richesse.

1. Rome 1998, trad. fr. Paris 2003.



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