Micrologies

"Nuit"


Pour un lecteur, le mot « nuit » fonctionne parfois, à lui seul, comme un « embrayeur » poétique. Il permet de conférer à un énoncé ordinaire une charge d’imagination et d’émotion spécifique. C’est particulièrement net dans les citations, quand la perte du contexte lui ôte sa valeur métaphorique. On en prendra pour exemple cette phrase de Voltaire, dans L’Ingénu (chap. X) : « Et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. » Expression déjà romantique des tourments de l’amour malheureux ? Non pas : la phrase s’applique au Huron et au janséniste Gordon que le héros rencontre en prison : la « nuit profonde » est celle des spéculations métaphysiques sur la grâce et le libre arbitre dans lesquelles tous deux s’égarent, ce vain « roman de l’âme », comme le nomme le narrateur. Cette dernière expression, dans le contexte, confère une nuance ironique à cette nuit profonde, bien loin des connotations poétiques spontanément associées à la nuit : voilà une nuit qui s’oppose aux Lumières.

C’est en tout cas sans nécessité qu’un éditeur scolaire de L’Ingénu (E. Guitton) rapproche la phrase de Voltaire du célèbre vers de Virgile : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram : « Ils allaient obscurs dans la nuit solitaire, à travers l’ombre […]. » (1) Chez Voltaire, c’est la métaphore de la nuit qui crée l’emphase, ironique ou non. Mais chez Virgile, explique Paul Veyne, c’est une autre figure, l’hypallage, qui donne une dimension épique à la réalité triviale de l’obscurité nocturne, en intervertissant les qualificatifs « obscur » et « solitaire » : « [L’hypallage] détruit les alliances de mots banales ou évidentes […], rend « sublime » (au sens antique du mot) le style de l’épopée. » L’hypallage joue sur les ressources de la langue latine « pour défamiliariser le lecteur d’avec la réalité langagière non poétique ».

1. Énéide, VI, 268, trad. P. Veyne.
2. Note ad loc.



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