Micrologies

Les tragédies de Sénèque


Les neuf tragédies de Sénèque que nous avons conservées (dont une Phèdre et une Médée) ont-elles été écrites pour la scène ou pour une lecture mondaine à haute voix, par leur auteur (recitatio) ? Aucun témoignage extérieur ne permet en fait d’éclairer la destination de ces textes, marginaux dans l’œuvre du penseur, au point qu’on lui en a parfois retiré la paternité. La question divise depuis toujours les spécialistes. Il arrive parfois que le même savant passe d’un camp à l’autre. C’est le cas de Florence Dupont, la spécialiste française du théâtre romain.

Dans son ouvrage « classique », Les Monstres de Sénèque (1), elle formulait ainsi sa position : « Il est vraisemblable que Sénèque a écrit ses tragédies en ne les destinant pas aux scènes romaines, mais à une lecture publique. ». Mais d’autre part, ajoutait-elle, « les règles de la recitatio impliquent qu’une tragédie lue dans ce cadre respecte absolument le code tragique, fixé depuis trois siècles ». En effet, l’auditoire est constitué de connaisseurs, d’autres auteurs dramatiques « dont aucun n’aspirerait à voir ses œuvres représentées ». Le jugement final est donc acrobatique : « Sénèque est un véritable poète dramatique, ayant écrit de vraies tragédies, précisément parce qu’il les avait destinées à des lectures publiques. »

Dans le manuel universitaire qu’elle a publié plus récemment avec Pierre Letessier (2), son jugement est exactement inverse : les tragédies de Sénèque auraient bel et bien été destinées à la scène. De solides arguments en ce sens sont avancés.

Les tragédies de Sénèque, affirment les auteurs, comportent des cantica (des parties musicales, chantées et dansées) repérables au rythme des vers ; le texte implique aussi des jeux avec les masques qui supposent eux-mêmes la représentation. De plus, si les tragédies avaient été seulement destinées à la lecture, « Sénèque aurait dû durcir les traits génériques et donc écrire des tragédies hypertragiques pour montrer qu’il se conformait à la tradition », ce qui n’est pas le cas. Sénèque, de plus, n’a jamais pratiqué l’éloquence ni les exercices de rhétorique. Sans doute avait-il les poumons trop faibles pour s’exprimer en public. Il est douteux qu’il ait eu la force de lire lui-même ses pièces dans le cadre de la recitatio.

On a voulu aussi conclure de l’abondance des sententiae, maximes à caractère général, que Sénèque avait écrit un théâtre philosophique, donc un théâtre à lire. Or ce type d’énoncé est fréquent dans tout le théâtre romain, y compris les comédies de Plaute et de Térence. Certes, la sententia philosophique a par elle-même sa force propre, mais son utilisation poétique, versifiée, permet de lui conférer une intensité particulière, un éclat proprement esthétique. « Ce que Sénèque a fait abondamment dans ses tragédies. Sa culture philosophique lui a servi non pas à écrire des tragédies philosophiques, mais à ajouter l’éclat de la philosophie à ses vers. » Comme tout le théâtre romain, le théâtre de Sénèque, théâtre pour la scène, n’a donc pas, selon Dupont et Letessier, de valeur pédagogique ni d’intention philosophique : « l’attention du public y est purement esthétique ».

Que s’est-il passé d’un ouvrage à l’autre ? Deux changements d’approche sont perceptibles : d’une part une plus grande attention sociologique au statut des auteurs : quel avantage Sénèque, aristocrate romain, pouvait-il trouver à des lectures publiques qui ne pouvaient lui apporter ni gloire ni relation sociale ? D’autre part, une analyse plus serrée de la structure prosodique et musicale des tragédies, qui préparerait, voire impliquerait une performance scénique.

Reste qu’on ignore complètement, et les auteurs le soulignent, quand et comment Sénèque a écrit ces pièces : l’écriture du théâtre relève entièrement de l’otium, de la sphère privée, qui ne nous est guère accessible.

1. Paris, 1995 ; voir p. 12-14.
2. Le Théâtre romain, Paris, 2014 ; voir p. 196-201.



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