Micrologies

Les Cormorans


C’est le titre de l’un des textes les plus sombres et les plus bouleversants de Philippe Jaccottet (1). Ces quelques pages de prose qui évoquent le Roussillon ou la Hollande sont-elles un récit de voyage ? Elles constituent plutôt une mise en question de ce type de récits, leur approfondissement et leur négation.

Le texte commence par le compte rendu d’une traversée de la France en voiture, du sud vers le nord : pure littérature de notations, pleine de finesse mais impersonnelle. Mais voici que ce début, déjà mis à distance par l’usage de l’italique, s’interrompt brutalement : « Vais-je vraiment continuer ainsi ? » Dans ce brusque retour sur soi le « je » se substitue soudain au « on ». Le poète refuse ici l’« humilité » d’un moi qui s’effacerait devant le spectacle du monde.

Le texte reprend alors avec un autre récit de voyage, non plus celui déjà esquissé, vers la Hollande, mais celui d’un séjour dans le Roussillon, postérieur de deux ans au premier. Jaccottet y éprouve l’échec de la démarche « touristique », dans un pays présenté comme ingrat : indifférence devant les églises et musées qui s’accumulent, « irritation devant l’inutilité des voyages ». Seule exception : la visite du prieuré de Serrabone, qui suscite en lui une « vraie joie », par le sentiment « d’un rapport presque juste », d’une « rencontre », et le « retour d’une voix dans la mémoire » : ce n’est pas la chose vue qui compte, mais sa résonance intérieure, imprévisible.

Cette expérience négative lui permet de relancer autrement le récit de son voyage en Hollande, deux ans plus tôt. Les notes de voyage, s’interroge-t-il, « ont-elles un sens, une nécessité, ou ne ferais-je pas, en les montrant, qu’ajouter à trop de mots inutiles ? » Pourtant, chez lui, il le reconnaît, il prend souvent des notes sur ce qu’il voit, mais alors « c’est moins un travail qu’une décantation tranquille, naturelle, en partie involontaire. En voyage, au contraire, il y a de la hâte, une certaine avidité, un bonheur de surface. […] Surtout, on n’est que spectateur. » De ce rôle de « chroniqueur » le poète se sent incapable, « jugeant que les choses ne vous sont pas données quand on les cherche, mais quand on s’en détourne. » Le voyage est donc affaire de détournement ; il faut se détourner de soi-même aussi, et d’une attitude « poétique » artificielle, qui devient quasi professionnelle. C’est alors l’imprévu qui importe, et sa résonance intérieure.

Le récit du voyage en Hollande peut alors reprendre à de nouveaux frais : non plus une littérature de notations, mais une introspection par le voyage. Non pas un récit suivi, mais quelques moments sensibles. Deux fils directeurs, l’un clair, l’autre sombre, le second l’emportant peu à peu sur le premier. Dans la première ligne, les impressions vertes et lumineuses données par des paysages qui dilatent l’âme (traversée du Rhin) ; un concert de clavecin entendu à La Haye, avec une pièce de Forqueray qui ouvre le chemin d’un accord entre le moi et le monde. De l’autre côté, la présence du noir dans ces paysages si lumineux, « comme une mise en garde contre les extases trop confuses de la lumière et de l’eau ». Puis deux noirs cormorans juchés sur des pilotis : « ces grands oiseaux pourraient être liés à de sombres appréhensions ». Mais le poète ne se paye pas de mots : tout cela n’est que reconstruction rétrospective, deux ans plus tard, dans l’insomnie tourmentée d’une nuit de Prades, en Roussillon, et anticipation narrative de ce qui conclut le récit : la découverte à Haarlem d’un tableau de Frans Hals, Les Régentes, l’une de ses dernières œuvres :

Tableau envahi par le noir, qui ne laisse plus passer que des lueurs plombées ou livides. […] Envahissement de la scène par une nuit opaque et compacte. […] Il est évident que ces vieillards […] ne voient plus rien s’avancer en face d’eux que la mort, leur propre mort, rien d’autre ; mais ensuite, regardant mieux, fasciné surtout par la deuxième femme à partir de la gauche, j’eus le sentiment qu’il fallait dire plutôt, pour être exact, qu’ils regardent « dans la mort ».

Et ce « voyage intérieur » aboutit à cette conclusion désolée, à cette longue phrase qui progresse inexorablement vers sa chute :

Ce voyage était presque la même chose qu’un rêve, on n’était pas sorti du labyrinthe qu’ajoure de plus en plus rarement à mesure qu’on vieillit la lueur rose d’un corps ou une vraie fenêtre ouverte sur une prairie apparemment sans limites, et qui ramène toujours les pas et les yeux vers le même monstre, vieux visage d’homme ou de femme qui crie, muettement ou pas, l’étonnement et l’horreur d’être détruit.

Ni la peinture, ni la poésie ne parviennent ici à atténuer l’horreur de l’artiste - du peintre comme du poète - devant la mort, devant sa propre mort : « Et aujourd’hui, que quelqu’un ait pu peindre cela, tirer de cela pareil tableau, ne suffit plus à me faire chanter victoire. » Rarement le sentiment douloureux de la fugacité s’est mué chez Jaccottet en un désespoir aussi radical. On peut en chercher une explication dans la biographie du poète : deux ans après le voyage de Hollande, et après celui du Roussillon, il a perdu sa mère : les derniers mois de la vie de celle-ci ont pu teinter les souvenirs précédents de la marque indélébile du deuil, et raviver l’image désolée du tableau de Frans Hals. Le voyage se fait exploration d’un drame intérieur.

Faut-il ajouter une surdétermination dans le titre de cette prose : les cormorans ne sont-ils pas aussi corps mourants ?

Frans Hals, Les Régentes, via Wikimedia Commons

1. Bibliothèque de la Pléiade, p. 681-693.



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