Micrologies

Queneau et Horace


Dans le recueil Courir les rues de Raymond Queneau, un poème s’intitule « Traduit du latin » (1).

Il avait du bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur
celui qui le premier osa mettant un pied devant l’autre
traverser la chaussée de l’avenue de l’Opéra vers six heures
affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble
et se glissant entre leurs rostres d’acier et leurs abdomens de métal
pour aller d’un trottoir relativement abrité vers son jumeau incertain
cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu’aux étages supérieurs
emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs
il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze
celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit heures onze

« Traduit du latin », mais quel latin ? Il faut un hasard heureux pour tomber sur l’ode d’Horace au vaisseau de Virgile :

Illi robur et aes triplex
circa pectus erat, qui fragilem truci
commisit pelago ratem
primus
(Odes, I, 3, 9-12).

ll avait du bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur celui-là qui le premier, livra un frêle esquif à la mer farouche […] (trad. F. Villeneuve).

Heureux temps (1967) où une telle allusion pouvait être comprise, en principe, sans aucune note en bas de page. Mais référence pour happy few, déjà, sans doute : on peut remarquer d’ailleurs que la latinité de Queneau doit beaucoup à la traduction de la C.U.F. L’appropriation ludique passe aussi par la rupture de ton : tout le poème joue sur la confrontation du noble et du trivial, avec des périphrases qui évoquent vaguement l’antique : « rostres d’acier » (des « ouatures »), « tonnerre des impatients » (les klaxons), « fumées tétraplombées des pots expectorateurs » (avec étymologies gréco-latines). La juxtaposition des registres se poursuit jusqu’aux deux derniers vers et aux rimes finales.

S’il faut chercher une signature personnelle, on la trouvera peut-être dans le « chêne », arbre quenaldien s’il en est, puisque revendiqué par le poète comme l’une des étymologies de son patronyme. Faut-il en conclure que le poète, héros de son texte et traversant au péril de sa vie l’avenue parisienne se compare, avec la caution d’Horace, à Virgile traversant la mer vers la Grèce ? Traversée métaphorique de l’avenue qui serait aussi transgression poétique ?

1. Paris, 1967, coll. Poésie/Gallimard, p. 109.



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