Micrologies

Mosaïques de Tellaro


Les mosaïques de la villa romaine de Tellaro, près de Noto en Sicile (IVe siècle ap. J.-C.) sont moins célèbres (et à vrai dire moins nombreuses) que celles de la villa de Piazza Armerina à Casale, mais tout aussi intéressantes. Alors qu’à Casale les figures sont souvent isolées sur de larges fonds blancs, à Tellaro l’espace est saturé, entièrement occupé par des figures humaines et animales. Outre une chasse, avec une scène amusante où l’on voit des personnages marcher dans l’eau, on y trouve aussi une scène mythologique : la pesée du corps d’Hector. Cet épisode ne figure pas directement dans l’Iliade (XXIV), où l’on voit Priam, le monarque troyen, venir nuitamment au camp des Achéens, apportant une rançon pour le cadavre de son fils Hector, tué par Achille. Il est reçu par le héros grec dans une scène intime et émouvante. Rien de tel à Tellaro, dont la version de l’épisode est, paraît-il, inspirée par une tragédie perdue d’Eschyle.

La pesée du corps d'Hector, mosaïque de Tellaro, photo personnelle

La partie gauche de cette image est assez bien conservée : on y voit plusieurs personnages, désignés par des inscriptions grecques (la Sicile antique est culturellement une terre grecque). À gauche Ulysse, avec le bonnet et la tunique courte du voyageur, puis deux guerriers en armes avec leur lance, Achille et Diomède, le premier se distinguant par son cimier plus élevé. L’inscription désigne à droite des Troyens et Priam : une seule de ces figures est en partie conservée.

Devant, une balance, dont le fléau, suspendu à un haut trépied, est tenu à l’horizontale par Achille et par le Troyen. Dans le plateau de gauche, du côté des Grecs, sont disposés les objets précieux de la rançon, dans celui de droite, en partie disparu, on aperçoit les pieds et les jambes d’Hector : le corps est donc échangé contre son poids en or. À la différence de la version homérique, toute intime, celle-ci est théâtralisée, avec un grand nombre d'assistants. La restitution du corps est publique ; l’image, par la bipartition des personnages, indique que la scène fait l’objet d’une tension, voire d’un conflit, matérialisés par la balance.

Il est cependant partiellement inexact de dire qu’une telle scène ne figure pas dans l’Iliade : elle y est évoquée de façon virtuelle, au moment de la mort d’Hector : celui-ci, vaincu, supplie Achille qui va le tuer de restituer son corps à ses parents. Achille refuse avec colère :

μή με κύον γούνων γουνάζεο μὴ δὲ τοκήων·
αἲ γάρ πως αὐτόν με μένος καὶ θυμὸς ἀνήη
ὤμ᾽ ἀποταμνόμενον κρέα ἔδμεναι, οἷα ἔοργας,
ὡς οὐκ ἔσθ᾽ ὃς σῆς γε κύνας κεφαλῆς ἀπαλάλκοι,
οὐδ᾽ εἴ κεν δεκάκις τε καὶ εἰκοσινήριτ᾽ ἄποινα
στήσωσ᾽ ἐνθάδ᾽ ἄγοντες, ὑπόσχωνται δὲ καὶ ἄλλα,
οὐδ᾽ εἴ κέν σ᾽ αὐτὸν χρυσῷ ἐρύσασθαι ἀνώγοι
Δαρδανίδης Πρίαμος· οὐδ᾽ ὧς σέ γε πότνια μήτηρ
ἐνθεμένη λεχέεσσι γοήσεται ὃν τέκεν αὐτή,
ἀλλὰ κύνες τε καὶ οἰωνοὶ κατὰ πάντα δάσονται
(v. 345-354).

Chien, n’implore plus mes genoux, ni mon père ou ma mère :
vu ce que tu m’as fait, je voudrais avoir le courage
et l’envie de te manger cru, découpé en rondelles !
Il n’est personne qui écartera les chiens de ta tête,
même s’il porte ici de quoi mettre sur la balance
dix ou vingt fois ta rançon, même s’il en promet davantage,
non, même si le Dardanide Priam donnait l’ordre
d’offrir ton pesant d’or, même ainsi, ta mère vaillante
qui t’enfanta ne te pleurera pas sur ta couche funèbre :
les oiseaux et les chiens mangeront tout entier ton cadavre » (trad. P. Brunet).

C’est le verbe histêmi, placer (dans la balance), peser, qui suggère l’idée de pesée, cependant qu’eruomai, tirer à soi, peut suggérer aussi bien le rachat du cadavre que peut-être, la remontée du plateau grâce au poids de la rançon. En Grèce, tout a sa source dans Homère



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