Micrologies

Bibliothèques


Sénèque consacre un passage intéressant à l’usage, répandu à son époque, des bibliothèques privées (1). La leçon morale est connue : mieux vaut un petit nombre de livres que l’on médite que l’accumulation de volumes que l’on ne lit jamais.

Quid habes cur ignoscas homini armaria e citro atque ebore captanti, corpora conquirenti aut ignotorum auctorum aut improbatorum et inter tot milia librorum oscitanti, cui uoluminum suorum frontes maxime placent titulique ? Apud desidiosissimos ergo uidebis quicquid orationum historiarumque est, tecto tenus exstructa loculamenta: iam enim, inter balnearia et thermas, bibliotheca quoque ut necessarium domus ornamentum expolitur.

Pourquoi cette indulgence pour un homme qui fait la chasse aux casiers de thuya et d’ivoire, achète les œuvres complètes d’auteurs inconnus ou médiocres pour bâiller au milieu de tant de milliers de volumes, et ne goûte guère de ses livres que les étuis et les étiquettes (2)? Voilà comment vous verrez chez les plus insignes paresseux toute la collection des orateurs et des historiens et des rayons échafaudés jusqu’au plafond : car aujourd’hui, à côté des bains et des thermes, la bibliothèque est devenue l’ornement obligé de toute maison qui se respecte. (trad. R. Waltz revue par P. Veyne).

Décoration murale et non instrument d’étude et de culture.

Mais Sénèque pousse la critique plus loin, et s’en prend aussi aux bibliothèques royales ou publiques, comme celle d’Alexandrie, dont la fonction, selon lui, est surtout de vanité : pas de différence entre l’ostentation des particuliers et celle des rois. Il passe aisément par pertes et profits la destruction de tant de volumes lors de l’incendie qui la ravagea en 47 av. J.-C., lors de la révolte de la population d’Alexandrie contre César.

Quadringenta millia librorum Alexandriae arserunt. Pulcherrimum regiae opulentiae monumentum alius laudauerit, sicut et Liuius, qui elegantiae regum curaeque egregium id opus ait fuisse. Non fuit elegantia illud aut cura, sed studiosa luxuria, immo ne studiosa quidem, quoniam non in studium, sed in spectaculum comparauerant.

Quarante mille volumes furent brûlés à Alexandrie. Que d’autres vantent ce splendide monument de la munificence royale, comme Tite-Live [dans un passage perdu], qui l’appelle le chef-d’œuvre du goût et de la sollicitude des rois. Je ne vois là ni goût, ni sollicitude, mais une orgie de littérature ; et quand je dis de littérature, j’ai tort, le souci des lettres n’y rentrait pour rien : ces belles collections n’étaient constituées que pour la montre.

C’est faire peu de cas du travail critique et scientifique accompli dans le Musée et la Bibliothèque d’Alexandrie par des générations de savants et de chercheurs. Mais le moraliste stoïcien, qui ne dédaigne pas la posture et l’hyperbole, ne s’attache qu’au perfectionnement individuel, fût-ce au prix d’un autodafé.

Ce passage de Sénèque est par ailleurs capital pour l’histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie. Il est discuté en tant que tel par Luciano Canfora (3). Celui-ci tire argument du chiffre de 40 000 volumes brûlés, donné par Tite-Live et transmis par Sénèque, pour conclure que ce n’est pas la bibliothèque, beaucoup plus riche, qui a disparu dans l’incendie, mais, sur le port, un dépôt de livres destinés sans doute au commerce et à l’exportation.

1. De tranquillitate animi, IX, 4-7.
2. P. Veyne, (note ad loc.), rappelle que les livres (les rouleaux) étaient conservés dans des boîtes d’où pendait une étiquette.
3. La Véritable Histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, Palerme, 1986, trad. fr. Paris 1988, p. 145-149.



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