Micrologies

Oceano nox


Le titre du célèbre poème de Victor Hugo (Les Rayons et les Ombres, 1840) provient de Virgile (Énéide, II, 250). Par la bouche d’Énée, qui raconte à Didon la chute de Troie, le poète évoque la nuit qui tombe et vient cacher la ruse des Grecs dissimulés dans le cheval funeste :

Vertitur interea caelum et ruit Oceano nox
inuoluens umbra magna terramque polumque
Myrmidonumque dolos.

Pendant ce temps, le ciel continue de tourner et de l’Océan s’élance la nuit qui enveloppe de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons [soldats grecs] (trad. P. Veyne).

Le monosyllabe nox, qui termine le vers, les spondées (syllabes longues) du vers suivant font que « cette nuit s’annonce pesante et horrible » remarque la vieille édition scolaire des Classiques Hachette. Le terme Oceano est un ablatif d’origine : l’Océan, rappelons-le, est pour les Anciens la mer circulaire qui entoure le disque de la terre : c’est bien d’un Orient lointain que monte la nuit, ce qui confère au récit une dimension cosmique. Dans un mouvement inverse, depuis l’ouest, la flotte grecque qui s’est dissimulée derrière l’île de Ténédos s’apprête à revenir pour assaillir nuitamment la ville :

Et iam Argiua phalanx instructis nauibus ibat
et Tenedo tacitae per amica silentia lunae
litora nota petens […].

Mais déjà l’armée argienne voguait en bon ordre depuis Ténédos vers un rivage bien connu, à travers la complicité muette d’une lune silencieuse.

« Depuis Ténédos » : autre ablatif, inverse du premier : la nuit et la guerre conspirent des deux côtés, par leur noirceur commune, à la perte de Troie.

Qu’en est-il dans le poème de Victor Hugo, de l’Océan et de la nuit ? Quel sens accorder à son titre ? Rappelons que le texte évoque l’oubli, par les hommes, de ceux qui ont péri en mer,

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis.

Trois compléments circonstanciels (dans, par, sous), des termes négatifs (sans, aveugle, à jamais) : plus encore que chez Virgile l’Océan devient ici complice de la nuit et de la mort. Deux autres passages du poème associent l’Océan et la nuit, mais de façon opposée :

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.

Le temps qui passe est comme une nuit qui tombe et le vocabulaire de l’obscurité l’associe à la mer. Cependant, dans ces vers, Oceano semble pris comme un datif de destination (sur le sombre océan), dans un mouvement inverse de celui de Virgile : l’obscurité de l’oubli ne sort pas de l’Océan, elle s’étend sur lui.

Il en va autrement dans les derniers vers du poème : les flots, auxquels s’adresse la voix poétique, gardent au contraire la mémoire des « lugubres histoires » qu’ils ont connues et la font remonter vers les hommes :

Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.

Ici c’est clairement de la mer (ablatif) que montent à la fois la nuit, la marée et la voix lugubre des flots.

« La nuit venue de l’Océan » ou « la nuit qui s’étend sur l’Océan » ? Ablatif d’origine ou datif de destination ? Cette ambiguïté syntaxique donnée par le titre à l’expression latine correspond au double mouvement du poème de Hugo : la nuit de l’oubli (celle du temps humain) s’étend sur la mer, mais la mémoire conservée par les flots remonte de l’Océan pour se rappeler aux hommes : « L’océan garde pour lui toute la mémoire qu’il arrache à l’homme » (1).

1. Note de l’édition Massin.



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