Micrologies

Bigarrure


Le livre de Philippe Jockey, Le Mythe de la Grèce blanche (1), rappelle avec vigueur, en s’appuyant sur d’incontestables données archéologiques et scientifiques, que la Grèce antique n’était pas blanche : statues et temples étaient peints, voire dorés. L’idéal esthétique des Grecs impliquait l’usage de la couleur. Le livre s’applique à la fois à déconstruire le mythe bien ancré d’une Grèce blanche et à reconstruire un système culturel grec dans lequel le blanc, lié à l’inachèvement, serait dévalorisé par rapport à la couleur.

Une des difficultés que soulève l’ouvrage, dans sa dimension sociale et culturelle, tient à la polysémie des termes grecs relatifs aux couleurs. Ainsi de l’intraduisible adjectif ποικίλος (poikilos), dont les acceptions peuvent être aussi bien positives que négatives : car selon Jockey, la valorisation positive de la couleur n’est pas universelle : pour le vêtement, par exemple, le poikilos est réservé aux femmes. Quand la connotation est positive, Jockey traduit ce mot par « bigarré » et dans le cas contraire par « bariolé », ajoutant ainsi des déterminations quelque peu arbitraires aux deux adjectifs français, ce qui ne simplifie pas les choses. Le problème qui se pose est un choix d’interprétation des documents qui peut certes reposer sur des critères objectifs (les données matérielles), mais parfois aussi sur des éléments arbitraires.

On ne peut que souscrire à la lecture que fait Jockey d’un passage bien connu de la République de Platon (558c) où Socrate peint la démocratie comme « un régime charmant, anarchique et bariolé » (ἡδεῖα πολιτεία καὶ ἄναρχος καὶ ποικίλη). Le contexte dévalorise nettement l’adjectif : l’association entre « bariolage » et démocratie vise à condamner un régime désordonné où chacun a la liberté de faire ce qu’il veut « et qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal » (trad. L. Robin). (On peut noter que, par souci de variété, Léon Robin, dans sa traduction, emploie aussi bien « bariolé » que « bigarré », ne séparant pas en français ce que le grec ne distingue pas).

Cependant, il est difficile de réduire en système la variété des usages sociaux de la couleur, tels que Jockey les repère : les oppositions qu’il relève ne forment pas structurellement un tout cohérent : polychromie des temples et des statues offerts aux dieux, mais usage de l’ivoire (blanc) dans les statues dites « chryséléphantines », en or et en ivoire : Jockey justifie ce paradoxe en soutenant que l’ivoire ne serait pas blanc, mais « éclatant ». Pourtant, en admettant que cet éclat est divin, la polychromie, elle, est dans ce cas humaine, et si les offrandes aux dieux sont peintes, « c’est bien parce qu’elles étaient humaines, trop humaines » (2)(p. 22). Le brun est généralement masculin et le blanc féminin ; cependant le vêtement féminin est coloré : poikilos, bigarré au sens de Jockey. Le blanc est associé à la maladie et à la mort, mais chez les femmes, il est aussi la couleur de la bonne santé. Quant aux « Tanagras », offrandes funéraires s’il en est, s’ils ont « paradoxalement » une vive polychromie, ce serait pour faire contraste avec la lividité de la défunte… L’ambiguïté est aussi présente dans les fresques (disparues) de la Stoa Poikilê à Athènes, portique célèbre pour la louable « bigarrure » de ses peintures qui glorifiaient la cité mais faisaient aussi place au regrettable « bariolage » des vêtements des Barbares qui y étaient représentés.

On retiendra donc la thèse générale de l’ouvrage (la forte présence de la couleur dans la culture grecque et les preuves archéologiques qui en sont données) plutôt que l’analyse un peu confuse de ses significations anthropologiques.

Restitution du décor polychrome d'un archer troyen («Pâris») provenant du fronton Ouest temple d'Athéna Aphaia à Égine. Vers 490 av. J.-C. Exposition « Bunte Götter » dans la version montrée à Athènes. Photograph by Marsyas (own work).

1. [2013], éd. de poche Paris, 2015.
2. Op. cit. p. 22.



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