Micrologies

La fin des aventures


Le passage du temps dans les romans du Graal n’est pas soumis à une mesure stricte, qui serait celle, par exemple, des années de la vie d’un homme, de la jeunesse à la vieillesse. Ce n’est pas le temps calendaire qui détermine le contenu narratif, mais le contenu narratif qui impose au temps son rythme et sa durée. Pour une quête chevaleresque, il faut au moins un an, mais parfois beaucoup plus : et les chevaliers en mènent beaucoup au cours d’un roman aussi vaste que le Lancelot-Graal, sans pour autant vieillir en proportion. Les fêtes religieuses qui y sont fréquemment mentionnées ne sont pas tant des repères dans l’année que des points focaux, prétextes à réunir les chevaliers à la cour entre deux quêtes, dans ce perpétuel processus d’expansion/rétraction qui rythme le monde arthurien.

Il serait faux pourtant de dire que le temps y est immobile, répétitif : en fait, les changements qu’il apporte ne sont pas mesurés : ils ne sont perceptibles que sur la longue durée textuelle. Ainsi Gauvain, parangon du chevalier de cour, se voit peu à peu mis à l’écart dans le Lancelot en prose : de plus en plus, il fait fonction de conseiller plus que de combattant. De nouvelles générations de chevaliers apparaissent : Hector des Marais ou Bohort, parents de Lancelot, plus tard Perceval ou Galaad, le fils de Lancelot. Quelques personnages disparaissent, comme Galehaut, l’ami de Lancelot.

Ces modifications en accompagnent d’autres, sensibles dans la fin du Lancelot et dans La Quête du Graal, qui narrativement lui fait suite. Peu à peu, la chevalerie « terrienne », celle des exploits guerriers, se vide de sa sève au profit de la chevalerie « céleste », orientée vers la quête religieuse du Graal. Dans La Quête du Graal, on voit par exemple Gauvain, chevalier « mondain » par excellence, chevaucher « de la Pentecouste jusqu'à la Magdalaine sans aventure trover que on doive mie amentevoir en livre » (1). C’est que les aventures sont maintenant réservées à d’autres (Galaad, Perceval, Bohort, à un moindre degré Lancelot) et qu’elles ont changé de nature : plus de mauvaises coutumes, de demoiselles esseulées ou de chevaliers maléfiques, mais des visions nocturnes, des voix mystérieuses, des scènes fantastiques : épisodes souvent fades et comme décolorés, qui ne trouvent leur valeur et leur sens que dans l’interprétation allégorique qu’en donne ensuite quelque sage ermite. C’est l’évolution du personnage de Lancelot qui manifeste le mieux ce retournement : le « meilleur chevalier du monde » se voit abaissé et humilié pour ses fautes et son oubli de Dieu.

Ainsi, ce n’est pas seulement l’idéologie courtoise, mais la chair et le sang du roman de chevalerie comme genre qui sont comme aspirés, au XIIIe siècle, par sa relecture chrétienne, qui le subvertit de l’intérieur. C’est à ce prix que le roman en prose s’élève à la grandeur spirituelle.

1. Le Livre du Graal, Bibliothèque de la Pléiade, t. 3, p. 1007.



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