Au mois d’octobre 2002, en l’église Saint-Godard de Rouen, des élèves de la classe de musique ancienne du Conservatoire de Paris interprétaient les Sonates du Rosaire d’Heinrich Biber (1644-1704). Ces seize pièces pour violon et basse continue sont conclues par une sublime passacaille pour violon seul. Un des aspects intéressants de ces sonates (musique de violoniste, qui met en valeur l’instrument), c’est leur aspect programmatique : à la manière des Sept dernières paroles du Christ, de Haydn, chacune d’elles accompagne la méditation d’un des mystères du rosaire : cinq mystères joyeux (l’enfance du Christ), cinq mystères douloureux (la Passion), cinq mystères glorieux (de l’Ascension à l’Assomption). Ce serait mentir que d’affirmer que la musique est toujours adaptée à ce programme. Si l’épisode du Jardin des oliviers dispose d’un accompagnement tragique à souhait, celui du Couronnement d’épines est nettement plus guilleret… En fait, ces sonates, au temps de Biber, s’intégraient dans un dispositif où la méditation était soutenue aussi par des tableaux représentant les dits mystères. Appareil (apparat ?) psychagogique total, dans le goût baroque.
Le dispositif du concert de Rouen n’était pas moins riche et complexe : pas d’images associées à la musique, mais des poèmes de forme-sonnet écrits et lus par Jacques Roubaud précédaient chaque sonate. La forme-fétiche du poète trouvait ici sa pleine justification : c’était celle précisément, indiquait-il dans le programme, des poèmes de méditation de l’époque baroque, forme qui permettait une concentration extrême, à tous les sens du terme. Ici les sonnets illustraient chacun un des quinze mystères à travers une ou plusieurs représentations picturales : Dürer, Fra Angelico, Grünewald… Il s’agissait de susciter chez l’auditeur des représentations visuelles à la fois précises (nom des peintres) et libres (association de plusieurs peintres pour le même sonnet).
Une double chaîne reliait donc les mots à la peinture, puis celle-ci à la musique, mais en l’absence du maillon central, celui de l’image peinte. Ce vide essentiel était propre à susciter quelque chose d’analogue à la méditation religieuse baroque, dont tout le travail consiste à rendre présent un Dieu caché. Pas de transcendance dans cette expérience (Le Christ crucifié est « mort, rien que mort »), mais la possibilité pour l’auditeur d’un travail d’appropriation des mots et des sons par l’évocation des images.
Dispositif modeste et ambitieux.
Modestie de Roubaud, en veston et col roulé, saluant les mains dans les poches et ajustant sa casquette à peine les applaudissements éteints (il ne lisait pas très bien : trop vite, souvent).
Bricolage des textes, au sens le plus positif du terme :
des mots arrangés sans pathos, s’effaçant pour donner à voir.
Fragile échafaudage, notations simples, descriptives, mais par là-même aptes à solliciter la mémoire visuelle et l’imagination.
Ainsi le Christ de l’Ascension est-il re-suscité par la peinture (Giotto ? Fra Angelico ?), par l’évocation du Christ-aviateur d’Apollinaire ("Zone"), mais aussi par cette comparaison simple et émouvante :
les pieds du Christ disparaissant en haut dans les nuages sont agités du même mouvement que ceux d’un plongeur remontant vers la surface.