Micrologies

Prudence et Virgile


Comme tous les auteurs chrétiens de son temps, tel Ambroise de Milan, le poète Prudence (348 - v. 405-410) est profondément imprégné des auteurs classiques. Voici presque au hasard un passage de son Contre Symmaque (I, 122-132) où il raille le « faux dieu » Bacchus :

Thebanus iuvenis superatis fit deus Indis,
Successu dum victor ovans lascivit et aurum
Captivae gentis revehit spoliisque superbus
Diffluit in luxum cum semiviro comitatu
Atque avidus vini multo se proluit haustu,
Gemmantis paterae spumis
mustoque Falerno
Perfundens biiugum rorantia terga ferarum,
His nunc pro meritis Baccho caper omnibus aris
Caeditur
et virides discindunt ore chelydros
Qui Bromium placare volunt, quod et ebria iam tunc
Ante oculos regis satyrorum insania fecit [...]
.

Un jeune homme de Thèbes, après avoir vaincu l’Inde, est fait dieu, pendant qu’il célèbre son triomphe en folâtrant : il rapporte l’or de la nation conquise, il s’enorgueillit de ses dépouilles, il s’abandonne à l’intempérance avec son cortège efféminé ; dans son amour du vin, il fait de copieuses libations et arrose largement du nouveau Falerne écumeux de sa coupe ornée de pierres précieuses le dos des deux bêtes sauvages qui forment son attelage. C’est pour de tels mérites qu’on immole à Bacchus un bouc sur tous les autels, et que ceux qui veulent se rendre Bromius favorable déchirent de leur bouche des serpents verdâtres : ce que fit alors, sous les yeux du roi, la folie ivre des satyres […] (trad. M. Lavarenne).

Toutes les expressions ici mises en gras sont identifiées par l’éditeur de la C.U.F. comme des citations de Virgile ou d’Ovide. Il ne s’agit pas pour autant d’un centon : les citations sont rarement littérales ; c’est à chaque fois un bonheur d’expression qui est imité, pas un mot-à-mot. D’autre part, elles sont toutes recontextualisées : peu avaient, dans le texte d’origine, un lien direct avec Bacchus. Ou bien elles avaient déjà dans l’hypotexte un sens dévalorisant, ou bien elles se voient conférer une valeur péjorative qu’elles n’avaient pas dans leur contexte. C’est évident, par exemple, pour le mot meritis (« mérites ») au vers 129 : dans les Géorgiques de Virgile (II, 380-381), il s’agit des services rendus par le dieu aux paysans qu’il aide ; chez Prudence, le même terme prend une forte valeur ironique : le prétendu dieu n’était qu’un jeune débauché.

Il s’agit d’un véritable détournement de sens : la culture païenne est retournée contre elle-même, non pour sa réussite esthétique, à laquelle le poète rend hommage en la citant, mais dans sa signification éthique et religieuse, profondément subvertie. Il n’est pas étonnant que Prudence s’en prenne aussi au grand mythe poétique de l’âge d’or : pour lui, ce n’est que le fruit de la pure imagination des mortels, jadis séduits par des étrangers rusés, Saturne et son fils Jupiter, qui les payèrent de paroles et leur firent croire à des miracles :

haec causa est et origo mali, quod saecla vetusto
hospite regnante crudus stupor aurea finxit,
quodque novo ingenio versutus Iuppiter astus
multiplices variosque dolos texebat […]
(I, 72-75).

La cause, la source du mal, c’est qu’une sottise grossière plaça l’âge d’or sous le règne de l’antique étranger ; c’est qu’avec son esprit ingénieux, l’astucieux Jupiter multipliait les artifices et les ruses variées. (trad. M. Lavarenne).

Ainsi, Jupiter se parait de plumes pour approcher Léda, ou ôtait les tuiles du toit pour jeter dans la maison les pièces d’or qui allaient corrompre Danaé. Impossibilité d'admettre la fable païenne, mais aussi de la rejeter entièrement : c'est le dilemme des auteurs de ce temps.



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