Comme tous les auteurs chrétiens de son temps, tel Ambroise de Milan, le poète Prudence (348 - v. 405-410) est profondément imprégné des auteurs classiques. Voici presque au hasard un passage de son Contre Symmaque (I, 122-132) où il raille le « faux dieu » Bacchus :
Toutes les expressions ici mises en gras sont identifiées par l’éditeur de la C.U.F. comme des citations de Virgile ou d’Ovide. Il ne s’agit pas pour autant d’un centon : les citations sont rarement littérales ; c’est à chaque fois un bonheur d’expression qui est imité, pas un mot-à-mot. D’autre part, elles sont toutes recontextualisées : peu avaient, dans le texte d’origine, un lien direct avec Bacchus. Ou bien elles avaient déjà dans l’hypotexte un sens dévalorisant, ou bien elles se voient conférer une valeur péjorative qu’elles n’avaient pas dans leur contexte. C’est évident, par exemple, pour le mot meritis (« mérites ») au vers 129 : dans les Géorgiques de Virgile (II, 380-381), il s’agit des services rendus par le dieu aux paysans qu’il aide ; chez Prudence, le même terme prend une forte valeur ironique : le prétendu dieu n’était qu’un jeune débauché.
Il s’agit d’un véritable détournement de sens : la culture païenne est retournée contre elle-même, non pour sa réussite esthétique, à laquelle le poète rend hommage en la citant, mais dans sa signification éthique et religieuse, profondément subvertie. Il n’est pas étonnant que Prudence s’en prenne aussi au grand mythe poétique de l’âge d’or : pour lui, ce n’est que le fruit de la pure imagination des mortels, jadis séduits par des étrangers rusés, Saturne et son fils Jupiter, qui les payèrent de paroles et leur firent croire à des miracles :
Ainsi, Jupiter se parait de plumes pour approcher Léda, ou ôtait les tuiles du toit pour jeter dans la maison les pièces d’or qui allaient corrompre Danaé. Impossibilité d'admettre la fable païenne, mais aussi de la rejeter entièrement : c'est le dilemme des auteurs de ce temps.