Micrologies

Géographie d’Hérodote


La géographie d’Hérodote n’est pas celle du cartographe, surplombante, en deux dimensions : c’est celle, unidimensionnelle, du voyageur qui trace sa route, qui dénombre les étapes d’un itinéraire. C’est une géographie qui s’étend de proche en proche : peuples voisins, rivières remontées, montagnes franchies, régions plus lointaines connues non plus de visu, mais par ouï-dire. On en vient peu à peu à des terres inconnues, fabuleuses, pleines de prodiges et de coutumes inouïes : vertige d’une altérité de plus en plus effrayante et qui contredit tous les repères, crainte que le retour ne devienne impossible : géographie d’aventuriers.

On trouve un curieux exemple de cette représentation de l’espace dans l’histoire d’Aristagoras, tyran de Milet (livre V, 49-54). Celui-ci se rend à Sparte pour décider le roi Cléomène à soutenir la révolte des Grecs d’Ionie contre les Perses (499 av. J.-C.). Il y arrive ἔχων χάλκεον πίνακα ἐν τῷ γῆς ἁπάσης περίοδος ἐνετέτμητο καὶ θάλασσά τε πᾶσα καὶ ποταμοὶ πάντες : « portant une tablette de cuivre où étaient gravés les contours de toute la terre, toute la mer et tous les fleuves » (trad. Ph.-E. Legrand). Cette carte est le produit de la célèbre école géographique de Milet, dont la grande figure est Hécatée. Aristagoras s’en sert pour un exposé de la situation, comme aujourd’hui d’un paperboard ou d’un powerpoint. Il désigne sur la carte les peuples dont il parle (οἵδε Λυδοί... οἵδε Φρύγες... : « ici les Lydiens… ici les Phrygiens ») et Hérodote souligne cette nouveauté : δεικνὺς δὲ ἔλεγε ταῦτα ἐς τῆς γῆς τὴν περίοδον, τὴν ἐφέρετο ἐν τῷ πίνακι ἐντετμημένην : « Il montrait ce dont il parlait sur le dessin de la terre qu’il avait apporté, gravé sur la tablette. »

Or, pour Hérodote cet usage de la carte est mensonger : Aristagoras, selon lui, cherche à donner l’illusion que toutes les régions se touchent, que les distances sont courtes, que le cœur de l’empire perse est à la portée des hoplites lacédémoniens. Cléomène, méfiant, et qui ne maîtrise pas cette abstraction qu’est l’échelle cartographique, demande alors une autre évaluation de l’espace, en journées de marche. C’est alors qu’Aristagoras commet une faute : ὁ δὲ Ἀρισταγόρης τἆλλα ἐὼν σοφὸς καὶ διαβάλλων ἐκεῖνον εὖ ἐν τούτῳ ἐσφάλη· χρέον γάρ μιν μὴ λέγειν τὸ ἐόν, βουλόμενόν γε Σπαρτιήτας ἐξαγαγεῖν ἐς τὴν Ἀσίην, λέγει δ᾽ ὦν τριῶν μηνῶν φὰς εἶναι τὴν ἄνοδον : « Aristagoras, qui jusqu’alors était adroit et s’y prenait bien pour tromper son interlocuteur, commit alors une maladresse : il ne devait pas dire la vérité s’il voulait attirer les Spartiates de chez eux en Asie ; il la dit cependant, et avoua qu’il fallait trois mois pour faire la route. » Sa demande est refusée, il est expulsé de Sparte, malgré une ultime tentative pour corrompre le roi.

On voit bien là le conflit entre les deux représentations de l’espace : la vision d’en-haut qui est celle du cartographe, et qui réduit les échelles ; la géographie du voyageur, celle de l’itinéraire qui étire les trajets. Il est à noter que pour Hérodote, seule la deuxième est « vraie ». Car le texte ne s’arrête pas là : l’historien reprend pour son compte le calcul des distances, et détaille tout le parcours de la « route royale », de Sardes à Suse, énumérant les étapes, évaluant les distances en parasanges perses et en stades grecs. Il confirme ainsi l’information arrachée au Milésien : ὀρθῶς εἵρητο : « Il avait dit vrai. » Le juste contre le faux, le véridique contre le mensonger. La carte est un outil trompeur et dangereux, qui finit d’ailleurs par se retourner contre son utilisateur.

Le texte d’Hérodote est le témoin du passage difficile d’un espace mental à un autre. Par une curieuse ironie du progrès, nos modernes GPS marquent sur ce point un retour en arrière, nous ramenant à la géographie unidimensionnelle de l’itinéraire, et faisant perdre à notre représentation de l’espace ce qu’ils font gagner en confort à nos déplacements.



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