Micrologies

Réécrire Le Chevalier à la charrette


Même si l’ample matière du Lancelot-Graal (ou Lancelot en prose), roman du XIIIe siècle, fait la part belle à l’imagination fertile de son auteur (ou de ses auteurs) et donne un développement considérable à la matière de Bretagne, il lui faut bien tenir compte des versions antérieures des romans arthuriens pour les intégrer dans son propre récit, à commencer par la plus célèbre de toutes : Le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes (deuxième moitié du XIIe siècle), qui raconte l'histoire de Lancelot. De fait, le roman en prose suit en gros le récit de Chrétien, mais avec des modifications importantes.

La première est bien entendu la mise en prose du roman en vers ; elle va de pair avec l’amplification de celui-ci, nécessaire pour adapter l’histoire de Chrétien à la narration beaucoup plus étoffée du nouveau roman. Par exemple, est longuement raconté un premier combat de Lancelot contre le traître Méléagant, juste après que celui-ci a enlevé la reine Guenièvre : épisode absent chez Chrétien.

Un autre mode de réécriture est beaucoup plus intéressant : il s’agit de fondre le récit de Chrétien dans la narration du nouveau roman, de retisser la matière de l’hypotexte dans un ensemble plus vaste, sans que l’on voie les sutures : le pont de l’Épée que franchit Lancelot au péril de sa vie, le personnage du roi Bademagu, père de Méléagant, par exemple, sont des données narratives obligées, empruntées à Chrétien. Mais l’auteur du XIIIe siècle les a introduites dans son récit bien à l’avance, longtemps avant l’enlèvement de la reine par où commence le récit de Chrétien, et avec des détails supplémentaires (1) Ainsi, le lecteur aborde l’épisode déjà traité par Chrétien en en sachant plus sur les personnages que ce dernier n’en avait dit. L’auteur peut même s’autoriser à citer Le Conte de la charrette de Chrétien comme un témoignage auxiliaire de la vérité de son récit.

Dans une démarche inverse et parallèle, l’auteur introduit dans la matière qu’il reprend à Chrétien des liens avec le roman plus vaste dans lequel il l’insère. Cela entraîne quelques modifications. Par exemple, chez Chrétien, Gauvain, au début, ne connaît pas encore Lancelot quand il le rencontre. Mais dans le roman en prose, ils sont de vieux amis, et Lancelot doit dissimuler son visage pour ne pas être reconnu de lui. Il faut une justification psychologique à cette attitude : Lancelot se cache parce qu'il a honte de ne pas être venu à bout, à lui seul, de Méléagant et de ses cent chevaliers.

Autre exemple intéressant, cet écho thématique : dans le château de la Demoiselle entreprenante, une allusion à la scène du graal : Lancelot voit passer deux valets, l’un tenant un tailloir, l’autre une écuelle et portant des épées. Mais « Lanselos n’encerche rien de quanqu’il voit» : « Lancelot ne s’enquiert nullement de tout ce qu’il voit ». C’est déjà le silence de Perceval. Deux fonctions à cet épisode : il rattache au roman de Lancelot celui du graal, alors qu'ils sont entièrement distincts chez Chrétien, mais articulés l’un à l’autre dans le roman en prose. D’autre part, cela souligne l’inaptitude de Lancelot à l’aventure du graal : il est parfait dans l’ordre de l’amour courtois, donc il ne l’est pas dans celui de l’amour divin. Perfection courtoise : pour retrouver la reine, Lancelot, ici, n’hésite même pas avant de monter dans la charrette d’infamie (comme il le fait chez Chrétien), tant son dévouement pour Guenièvre est absolu. Le roman en prose introduit donc dans l’histoire antérieure cette tension nouvelle entre les deux formes d’amour, qui est le substrat idéologique du récit et qui en modifie à la fois le sens et la matière.

1. Le Livre du Graal, Pléiade, t. 2, p. 1002.



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