Micrologies
Dans le Contre Symmaque du poète chrétien Prudence (IVe siècle ap. J.-C.), on trouve ce vers : Orbe nouo nulli subigebant arua coloni (II, 283) (« Au commencement du monde, aucun cultivateur ne labourait la terre », (1)). C’est une citation presque littérale des Géorgiques de Virgile : Ante Jouem nulli subigebant arua coloni (I, 125) (« Avant Jupiter, aucun cultivateur ne labourait la terre »). L’éditeur de la C.U.F. y voit un « hommage » rendu par le poète à son illustre devancier (2) et rappelle à juste titre l’importance de l’imitation dans la pratique poétique antique.
Mais il faut aller plus loin : l’hommage (poétique) se double d’une subversion (religieuse) du message. Le premier indice, c’est la modification apportée par Prudence au vers de Virgile : il en supprime le nom de Jupiter et donc le contexte religieux païen. Ce qui est ici retourné comme un gant, c’est le mythe de l’âge d’or. Chez Virgile, nulle nécessité, dans les temps premiers, de cultiver les champs : la nature, d’elle-même, satisfaisait à tous les besoins des hommes. Chez Prudence, la même constatation sert à l’évocation, sans regret, d’un passé rudimentaire et primitif, heureusement révolu. Redeamus ad antra ! « Revenons aux cavernes ! » s’écrie ironiquement le poète (v. 289).
Ce qui change en fait d’un texte à l’autre, c’est la conception du temps : temps cyclique de la « grande année » astrale chez Virgile ; temps immobile qui tourne sur lui-même et dans lequel, après les crises, Auguste ramène la prospérité des premiers temps. Temps linéaire pour Prudence : non pas le temps du progrès au sens moderne, mais le temps fléché, vectorisé de la dynamique du Salut : cette perspective chrétienne rend vaine, aux yeux du poète, l’attachement au passé prôné par son adversaire païen, Symmaque.
On trouve dans ce passage une attitude caractéristique de nombre d’auteurs chrétiens devant la culture classique, faite à la fois d’imprégnation et de rejet : c’est le dilemme « cicéronien » de Jérôme.