Micrologies

Arria


L’histoire de la mort d’Arria est racontée dans une célèbre lettre de Pline le Jeune (III, 16) : cette épouse héroïque avait encouragé son mari contraint au suicide en se poignardant la première :

Praeclarum quidem illud eiusdem, ferrum stringere, perfodere pectus, extrahere pugionem, porrigere marito, addere uocem immortalem ac paene diuinam: "Paete, non dolet."

Admirable, certes, est l’autre trait fameux de la même femme : tirer un poignard, s’en percer la poitrine, arracher l’arme, la tendre à son mari, ajouter cette parole immortelle et presque divine : « Cela ne fait pas mal, Pétus. » (trad. A.-M. Guillemin).

Cette histoire était vite devenue un exemplum moral et un lieu commun rhétorique. Il nous reste une épigramme du poète Martial sur cette héroïne, contemporaine du texte de Pline : (I, 13)

Casta suo gladium cum traderet Arria Paeto,
Quem de uisceribus strinxerat ipsa suis,
"Si qua fides, uulnus quod feci non dolet," inquit,
"Sed tu quod facies, hoc mihi, Paete, dolet."

Au moment où la chaste Arria présentait à son Paetus bien-aimé le poignard que, de sa propre main, elle venait d’arracher de sa chair : « Tu peux m’en croire, dit-elle : je ne souffre pas de la blessure que je me suis faite ; mais celle que tu vas te faire, voilà, Paetus, celle dont je souffre. » (trad. H. J. Izaac).

Montaigne (II, 35), qui cite l’épigramme de Martial, en critique la recherche excessive. Du trait final, il dit ceci :

Il est bien plus vif en son naturel, et d'un sens plus riche : car et la playe, et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en faut qu'elles luy poisassent, qu'elle en avoit esté la conseillere et promotrice : mais ayant fait cette haulte et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu'à luy, encore au dernier traict de sa vie, et à luy oster la crainte de la suivre en mourant.

De fait, on peut trouver la pointe de mauvais goût, et le discours, même bref, un peu long pour une mourante. Mais le trait est-il « en son naturel » chez Pline ? Sa lettre relève aussi d'un travail rhétorique, l’artifice consistant à minimiser le geste d’Arria en mettant en valeur d’autres anecdotes la concernant, moins connues, et dont l’auteur réserve la primeur à ses lecteurs. La sobriété du récit est compensée par l’amplification collatérale. Mais par un habile retournement, cette sobriété est elle-même d’un puissant effet. Par comparaison, on voit les limites du talent de Martial, sorti de la satire ; la pointe tombe ici à plat.


Antoine Rivalz, 1667-1735, La Mort de Paetus,
via Wikimedia Commons.


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