Micrologies

Montaigne et Pline


Au chapitre XXXV du livre II des Essais, « De trois bonnes femmes », Montaigne évoque trois héroïnes romaines dont il a lu l’histoire dans les Lettres de Pline le Jeune. Toutes trois ont sacrifié leur vie pour leur mari. Ce qui est frappant dans les récits faits par Montaigne, c’est un travail qu’on pourrait dire d’ « amplification », si ce mot n’avait une couleur rhétorique trop marquée. Il conviendrait plutôt de dire que Montaigne raconte ces histoires avec un nouvel élan, qu’il les fait siennes, qu’il prend en charge leur force émotionnelle. Ni citation, ni traduction, mais ingestion, si l’on peut dire, de la substance du texte de départ.

Plutôt que l’exemple d’Arria, prenons celui de la moins connue des trois, cette épouse anonyme qui s’est jetée avec son mari dans le lac de Côme pour lui épargner les suites dégradantes d’une maladie douloureuse. Le récit de l’épistolier latin est d’une extrême sobriété :

Vidit, desperauit, hortata est ut moreretur, comesque ipsa mortis, dux immo et exemplum et necessitas fuit ; nam se cum marito ligauit abiecitque in lacum.

Elle le vit, perdit tout espoir, pressa son mari de mourir et voulut l’accompagner dans la mort, l’y conduire, lui en donner l’exemple, l’y contraindre. Elle s’attacha en effet avec lui et se laissa tomber dans le lac. (Trad. A.-M. Guillemin.)

Voici maintenant la version de Montaigne :

Apres avoir obtenu cela de luy, et l'avoir curieusement consideré, elle trouva qu'il estoit impossible, qu'il en peust guerir, et que tout ce qu'il avoit à attendre, c'estoit de trainer fort long temps une vie douloureuse et languissante : si luy conseilla pour le plus seur et souverain remede, de se tuer : Et le trouvant un peu mol, à une si rude entreprise : Ne pense point, luy dit-elle, mon amy, que les douleurs que je te voy souffrir ne me touchent autant qu'à toy, et que pour m'en delivrer, je ne me vueille servir moy-mesme, de cette medecine que je t'ordonne. Je te veux accompagner à la guerison, comme j'ay faict à la maladie : oste cette crainte, et pense que nous n'aurons que plaisir en ce passage, qui nous doit delivrer de tels tourmens : nous nous en irons heureusement ensemble.
Cela dit, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la mer, par une fenestre de leur logis, qui y respondoit. Et pour maintenir jusques à sa fin, cette loyale et vehemente affection, dequoy elle l'avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu'il mourust entre ses bras ; mais de peur qu'ils ne luy faillissent, et que les estraintes de ses enlassemens, ne vinssent à se relascher par la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroitement avec luy, par le faux du corps ; et abandonna ainsi sa vie, pour le repos de celle de son mary.

Chaque étape, chaque verbe du court passage de Pline donne lieu à un développement. La sobre asyndète initiale est transformée en une délibération qui amène la résolution de mourir. Hortata est (« elle pressa son mari ») donne le prétexte à une exhortation de l’épouse, au discours direct. Détail significatif : le lac de Côme, lieu de la scène initiale, est remplacé par la « mer ». Quant à la dernière phrase, échos verbaux et sonores, construction périodique en font de la prose d’art. Mais l’essentiel, en fait, est dans l’empathie : Montaigne restitue de l’intérieur les motivations et les sentiments de la femme, quasiment absents du texte latin. À un récit au second degré (« un ami m’a raconté que ») Montaigne substitue une narration directe qui supprime cet intermédiaire et accroît l’empathie du narrateur (et du lecteur).



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