Micrologies

Rousseau et la célébrité


Le cœur du beau livre d’Antoine Lilti sur la naissance de la célébrité, c’est le chapitre sur Rousseau (1) : cette place qu’il lui accorde tient, selon lui, à Rousseau lui-même et à ses capacités de réflexivité quand il s’agit d’analyser et de contrôler son image. Lilti met notamment en relief le talent de polémiste de Rousseau, masqué par l’image qu’il s’est construite d’une victime solitaire. Par son usage délibéré du paradoxe, l’écrivain sait susciter les controverses qui entretiennent sa réputation. C’est, dans les années 1750, le temps des ruptures avec D’Alembert ou Diderot, des polémiques avec Voltaire. Bref, Rousseau est alors « un maître de l’autopromotion publicitaire ».

Dès le début de sa notoriété, Rousseau accomplit une « réforme personnelle » : il renonce au mécénat, choisit le métier de copiste de musique, prend de nouvelles habitudes vestimentaires, etc. : c’est une revendication d’indépendance, le choix d’une vie exemplaire. « D’une part, affirme Lilti, [ce choix] assure Rousseau de sa propre authenticité. […] D’autre part, en affichant cette exemplarité philosophique et morale, Rousseau vise aussi à assurer la crédibilité de son discours philosophique, et en particulier de la mordante critique qu’il adresse à ses contemporains. » On peut, selon l'auteur, lire ces choix de vie de façon compréhensive ou de façon critique. « Dans le premier cas, […] en tant que rapport à soi, souci éthique, [cette vie] est fondamentalement une affaire privée. En tant qu’argument pédagogique, visant à lester ses ouvrages d’un poids supplémentaire, elle est nécessairement publique. Dans le second cas, celui d’une lecture moins charitable, on dira que ce souci d’exemplarité correspond d’abord à un souci d’attirer l’attention publique. » Cette analyse de Lilti est intéressante parce que, peut-on penser, tout y est vrai en même temps. Comme il le souligne lui-même, « l’ambiguïté est au cœur même des choix de Rousseau ».

La Nouvelle Héloïse (1762) marque un autre tournant dans la célébrité de Rousseau : par sa charge émotive, le roman crée un attachement sentimental à l’auteur : celui-ci n’est plus un « censeur » des mœurs, mais un « guide ». On passe « de l’admiration de l’œuvre à la défense inconditionnelle de l’homme ». Selon Robert Darnton, cité par Lilti, « l’impact du rousseauisme doit donc beaucoup à Rousseau. Il parle des expériences les plus intimes de ses lecteurs et les encourage à découvrir le Jean-Jacques qui se cache derrière les textes. » D’un côté, des « mécanismes de transfert affectif vers l’auteur » ; de l’autre, « sa volonté de construire un personnage public atypique. Cet effort pour façonner une image publique exemplaire est lui-même un facteur puissant de sa célébrité. »

Certes, on ne saurait réduire la figure publique de Rousseau à une stratégie de communication ; mais, si l'on en croit Antoine Lilti, on ne doit pas ignorer non plus que celui-ci cherche à construire avec le public de ses lecteurs la légitimité que lui refusent, pense-t-il, ses pairs.

1. Figures publiques, L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, 2014, « Solitude de l’homme célèbre », p. 153-219.



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