Micrologies

Jaccottet lecteur de Platon


À l’automne de 1966, Philippe Jaccottet relit le Phédon (1). Il y relève notamment cette citation, dans la traduction de Léon Robin : « L’incorrection du langage n’est pas seulement une faute contre le langage même ; elle fait encore du mal aux âmes » (115e). En grec : τὸ μὴ καλῶς λέγειν οὐ μόνον εἰς αὐτὸ τοῦτο πλημμελές, ἀλλὰ καὶ κακόν τι ἐμποιεῖ ταῖς ψυχαῖς.

Le grec dit τὸ μὴ καλῶς λέγειν, (« ne pas parler comme il faut ») ce qui n’est pas tout-à-fait la même chose que « l’incorrection du langage » : le mot « incorrection », en français, renvoie plutôt à la propriété des mots ; or pour Socrate, qui s'exprime ici, la faute n’est pas seulement d’ordre linguistique, mais d’abord d’ordre éthique voire métaphysique : dans le contexte, Socrate explique à Criton qu’il ne doit pas dire qu’il va ensevelir Socrate, mais bien le corps de Socrate ; rien ne restera de lui, en effet, dans sa dépouille mortelle ; il s’en ira tout entier vers les félicités des bienheureux.

La difficulté de compréhension que pose ce passage vient du caractère imprécis de l’expression grecque εἰς αὐτὸ τοῦτο, « envers cela même ». En répétant dans sa traduction le terme de « langage », Léon Robin tire cette formule vers un sens linguistique, celui d’une impropriété de l’expression, alors qu’elle signifie plutôt « ne pas parler comme il faudrait, ne pas dire ce qu’on doit ». On peut préférer ici la traduction de Monique Dixsaut (1) : « Ne pas parler comme il convient constitue non seulement une faute de mesure par rapport à ce qui est ici en question, mais cela fait aussi du mal aux âmes. » Elle rattache donc la première faute évoquée par Socrate non pas au langage lui-même, mais au contexte du dialogue (le devenir différent de l’âme et du corps dans la mort).

Comment Jaccottet a-t-il lu la phrase ? Il n’assortit sa citation d’aucun commentaire ; on peut raisonnablement penser qu’il y a entendu les mots « langage » et « âmes », c’est-à-dire qu’il l’a lue du cœur même de son expérience poétique, depuis son exigence de « justesse ».

On peut trouver quelques indications dans une note ultérieure, où il est sensible chez Platon à ce qui « échappe aux prises de la pensée » et qui se maintient « dans l’incertitude poétique » : ni le discours de Platon sur l’âme et le corps (« un tour de passe-passe réussi »), ni le mythe (« qui peut sembler puéril ») : deux mésusages de la parole, peut-être. Il est sensible en revanche à l’exemple de Socrate, et aussi au « thème de la purification de l’âme, jugée immortelle dans la mesure où elle se tourne vers le pur, divine dans la mesure où elle tend au divin ».

Le jugement porté sur le Phédon est donc ambivalent : « On trouve là un mouvement originel vers le haut, mais aussi le germe de la condamnation chrétienne du corps. » « Mouvement vers », c’est l’élan même de la poétique de Jaccottet (se tourner vers, tendre à). Mais celui-ci (comme poète) s’arrête aux portes de la métaphysique. L’ « incorrection du langage », ne serait-ce pas alors pour lui celle qui sortirait la parole poétique de son « incertitude » essentielle et la dévierait vers le mythe d’un côté ou la métaphysique de l’autre ? Auquel cas il faudrait admettre que le poète retourne contre Platon la phrase de Socrate.

1. La Semaison, Bibliothèque de la Pléiade, p. 403.
2. Dans la collection "Garnier-Flammarion".



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