Micrologies

Mancenillier


Le mancenillier est l’arbre romantique par excellence. Cette plante des Amériques sécrète un latex qui peut causer de très graves brûlures par simple contact. Mais dans l’imaginaire du XIXe siècle, c’est son ombre qui devient mortelle. Un dessin saisissant de Victor Hugo montre l’arbre projetant une ombre qui prend la forme d’un crâne (à moins que ce ne soient ses racines) avec cette légende manuscrite : "C'était l'heure de la sieste./il était midi, le soleil en plein/ triomphe resplendissait ! la plaine/ immense et nue/ avait l'haleine d'une bouche de four. il cherchait/ un arbre à l'ombre duquel il/ pût dormir et se reposer. il/ rencontra un mancenilier".


Victor Hugo, « L'Ombre du mancenillier », via Wikimedia Commons.


On ne compte pas les apparitions de ce végétal dans la littérature du temps ; l’exotisme ajoute à sa dangerosité supposée. Alexandre Dumas a commis dans sa jeunesse (1829) un poème sous ce titre, qui commence ainsi :

C’était au sein des mers, sur ce lointain rivage
Où sous un ciel plus pur on voit les fleurs s’ouvrir,
Où le mancenillier étend son noir feuillage
Et son ombre qui fait mourir.

On a aussi un autre poème de ce titre composé par Charles Millevoye (1782-1816). Comme chez Dumas, une amante désespérée y trouve la mort en s’allongeant à l’ombre de l’arbre fatal.

On peut s’intéresser davantage aux usages parodiques du mancenillier, comme chez Flaubert dans Madame Bovary : dans l’hypocrite lettre de rupture adressée par Rodolphe à Emma, figure l’inévitable cliché :

« Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchi d’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. »

Plus loin, au moment de l’agonie d’Emma, Homais fait étalage de son savoir sur les poisons, devant le docteur Larivière : « Puis la présence du Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citait pêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipère. »

Chez Lautréamont, c’est une autre affaire : lui détourne et recycle le cliché dans une diatribe contre le milieu littéraire où il dénonce dans une image audacieuse « la désolation, ce mancenillier intellectuel » (Poésies I).

Ou encore Tristan Corbière, tout aussi audacieux :

L’Incompris couche avec sa pose
sous le zinc d’un mancenillier.

Le mancenillier disparaît presque entièrement du répertoire métaphorique au XXe siècle. Chez Proust, il n’est plus qu’un vague symbole d’exotisme : « une fois traversé un rideau d’aloès géants ou de mancenilliers… » (1). Notons cependant cette occurrence tardive chez Julien Gracq dans l’avant-propos du Roi pêcheur : « Wagner est un magicien noir – c’est un mancenillier à l’ombre mortelle. »

Pourtant, le mancenillier est mentionné, mais en tant qu'arbre, dans La Montagne magique de Thomas Mann : c'est dans l'une des dissertations du riche et imposant Néerlandais Peeperkorn, qui étale, à propos de la quinine, l'étendue de  ses connaissances en toxicologie :

Dans certaines îles à l'est de la Nouvelle-Guinée, les jeunes gens concoctaient un philtre d'amour avec l'écorce d'un arbre probablement vénéneux, comme l'Antiaris toxicaria de Java, qui semblable au mancenillier dont les effluves empoisonnaient l'air environnant, pouvait étourdir les êtres humains et les animaux jusqu'à les tuer (2).

Pourquoi cet exposé pour une fois clair et simple chez cet homme dont le discours se signale d'ordinaire par son incohérence, qui n'a d'égale que son incontestable autorité ? Ce passage prépare le suicide ultérieur de Peeperkorn, gravement malade, grâce au poison administré sans doute par son valet malais.

1. Cité par François Bon, Proust est une fiction, Paris, 2013, p. 149.
2. Thomas Mann, La Montagne magique,[1924], trad. Claire de Oliveira, Paris, [2016], éd. de poche, 2019, p. 890.



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