Micrologies

Cicéron traducteur


Un aspect marginal mais intéressant des Tusculanes de Cicéron (ce traité philosophique rédigé en 45 av. J.-C. où il aborde les questions de la crainte de la mort, de la vertu et du bonheur), c’est la traduction, en vers latins (des sénaires iambiques), de passages entiers de la tragédie grecque. Cette pratique, selon P. Vesperini, provient du fait « que les philosophes, à l’époque hellénistique, mêlaient couramment des citations à la prose de leurs discours. […] C’est la raison pour laquelle Cicéron, dans les dialogues où sa persona se rapproche le plus de celle d’un philosophe professionnel, mêlera abondamment vers et prose » (1). Ces traductions sont certes précieuses quand elles permettent d’avoir accès à des pièces aujourd’hui perdues (comme le Prométhée délivré d’Eschyle), mais aussi quand elles donnent la version latine de passages dont nous pouvons lire l’original grec.

Par exemple, Cicéron traduit une longue tirade des Trachiniennes de Sophocle, tragédie où Héraclès, dans les souffrances de l’horrible agonie que lui inflige la tunique du centaure Nessus, se lamente sur cette fin misérable, lui le héros de tant d’exploits (2). Le traducteur de la C.U.F., Jean Humbert, commente ainsi les choix de traduction de l’auteur latin : « L’expression dans [le texte grec] est simple, concrète, et rappelle par bien des traits l’épopée homérique. Cicéron abrège généralement en éliminant bien des détails. […] Cependant, il lui arrive aussi d’ajouter au texte par recherche du pittoresque. […] Mais surtout Cicéron vise au pathétique et donne à tout le morceau une forte couleur oratoire. La langue est celle des tragiques latins et abonde en mots composés […]. »

Essayons nous sur les deux derniers vers traduits par Cicéron (c’est Héraclès qui parle) :

Ἄλλων τε μόχθων μυρίων ἐγευσάμην,
κοὐδεὶς τροπαῖ’ ἔστησε τῶν ἐμῶν χερῶν.

Et de combien d’autres épreuves n’ai-je donc pas goûté aussi, sans que jamais personne encore ait pu triompher de mon bras (v. 1101-1102, trad. P. Mazon).

Ce qui est rendu ainsi par Cicéron :

Multa alia uictrix nostra lustrauit manus,
Nec quisquam e nostris spolia cepit laudibus.

Oui, la main d’Hercule a purgé la terre de bien d’autres monstres, Et personne jamais n’a pu se glorifier au détriment de sa gloire (trad. J. Humbert).

L’exercice est compliqué par les écarts respectifs entre les textes anciens d’une part et d’autre part les versions proposées par les deux traducteurs français. Par exemple, les deux termes voisins « triompher » et « se glorifier », assez proches en français, masquent des réalités culturelles bien différentes : en Grèce on dresse des trophées (τροπαῖ’ ἔστησε) sur le champ de bataille ; à Rome on s’empare des dépouilles de l’ennemi (spolia cepit) pour les rapporter à Rome. Sophocle parle des « innombrables épreuves » (μόχθων μυρίων) auxquelles Héraclès a « goûté » ; Cicéron rend le héros plus triomphant, en recourant dans le premier vers à la synecdoque de la « main d’Hercule », qui « purge », « purifie » la terre (lustrauit), comme dans un rituel religieux, sans aucune référence aux peines ou souffrances éprouvées.

Ayant ainsi déplacé le « bras » vers le premier vers, Cicéron peut lui substituer dans le second une gloire (laudibus) qui renforce l’emphase de l’expression. Notons enfin le pluriel de majesté (nostra, nostris, rendu par Humbert à l’aide de la troisième personne) qui renforce le caractère oratoire du passage.

Il ne s’agit donc pas d’une simple traduction, mais de la transposition du texte dans un autre contexte culturel et textuel. De fait, le passage de Sophocle intervient chez Cicéron comme exemplum dans un texte au caractère à la fois oratoire et philosophique : Possumusne nos contemnere dolorem, cum ipsum Herculem tam intoleranter dolere uideamus ? enchaîne l'auteur latin : « Est-ce nous qui serons capables de mépriser la douleur, quand nous voyons Hercule si peu capable de maîtriser la sienne ? » Le caractère hyperbolique de la traduction vise donc à renforcer l’argumentation : si Hercule lui-même n’a pas dominé sa souffrance, comment, a fortiori, un humain ordinaire le pourrait-il ?

1. Lucrèce, Paris, 2017, p. 137.
2. Tusculanes, II, VIII, 20-22 = Trachiniennes, v. 1046-1111.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.