Micrologies

Pausilippe


Ce qui fait l’intérêt vivant des Lettres à Lucilius de Sénèque, ce ne sont pas les exposés parfois arides de la doctrine stoïcienne, c’est la variété des supports utilisés pour la méditation philosophique. Ainsi, dans la lettre 57 (1-6), le philosophe raconte sa traversée du tunnel du Pausilippe, galerie souterraine de sept cents mètres qui, depuis Naples, permettait de gagner par voie de terre les ports de Pouzzoles et de Cumes, en passant sous la colline du même nom. ) Il était assez large pour que deux chars puissent s’y croiser. Ce tunnel resta longtemps ouvert, parfois obstrué, parfois remis en état. On n’accède aujourd’hui qu’à l’entrée, ce qu’on appelle la « grotte du Pausilippe », près de laquelle se trouve le tombeau présumé de Virgile. (On en aperçoit les vestiges dans le film Païsa, de Rossellini (1946).)

Cette traversée était une épreuve, en raison de la poussière produite par le tuf dans lequel était creusée la galerie :

Nihil illo carcere longius, nihil illis facibus obscurius, quae nobis praestant non ut per tenebras uideamus, sed ut ipsas. Ceterum etiam si locus haberet lucem, puluis auferret, in aperto quoque res grauis et molesta: quid illic, ubi in se uolutatur et, cum sine ullo spiramento sit inclusus, in ipsos a quibus excitatus est recidit ?

Rien d’interminable comme ce boyau de prison, rien de sombre comme ces torches qui servent à faire voir non dans les ténèbres, mais les ténèbres mêmes. Au reste, quand l’endroit aurait la lumière, la poussière l’éclipserait, chose en plein air déjà incommode et pénible. Que ne fait-elle là-bas, tourbillonnant dans un milieu clos, où tout appel d’air manque, et retombant droit sur ceux qui l’ont soulevée ! (1)

C’est l’occasion pour le penseur de s’observer, et d’évaluer son degré de perfectionnement philosophique : est-il capable de cette absence de trouble et de passion qui est le propre de la sagesse (qu’il n’a pas encore atteinte, selon lui) ?

Aliquid tamen mihi illa obscuritas, quod cogitarem, dedit : sensi quendam ictum animi et sine metu mutationem, quam insolitae rei nouitas simul ac foeditas fecerat.

Toutefois, l’obscurité du lieu m’a fourni un thème à réflexions. J’ai éprouvé vraiment un coup à l’âme, et, sans mélange de peur, un ébranlement, produit par l’’étrangeté d’une chose inaccoutumée, autant que par son repoussant aspect.

C’est dans l’observation concrète des lieux, des circonstances et de lui-même que l’analyse morale et psychologique de Sénèque se fait la plus juste et la plus pénétrante : obscurité, poussière, imagination de la masse rocheuse au-dessus de lui l’emplissent de la pensée de la mort : s’il ressent bien un « coup à l’âme », ce n’est pas là une perturbatio animi, émotion qui bouleverserait l’équilibre intérieur, mais une mutatio sine metu, « un ébranlement sans mélange de peur », de ceux auxquels même le sage peut être sujet, comme le vertige ou ces malaises vagaux qui s’emparent de certains à la vue du sang ou d’une épée.

Quaedam enim, mi Lucili, nulla effugere virtus potest : admonet illam natura mortalitatis suae. « Il est en effet, mon cher Lucilius, des impressions auxquelles n’échappe pas le plus beau courage : c’est un rappel de sa mortalité que lui adresse la nature. »

De tels troubles momentanés correspondent pour les stoïciens à ce que Paul Veyne appelle « l’état de transfiguration », (2) : état proche de la sagesse mais qui n’exclut pas des affects passagers. Rien de religieux dans l’emploi de ce terme de transfiguration, mais le constat des résultats d’un patient travail effectué sur soi-même.

Intérieur de la grotte du Pausilippe (fin XIXe), via Wikimedia Commons.

1. Trad. H.Noblot, revue par P. Veyne.
2. Préface à Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, 1993, p. CX sq. cf. Lettres, 6,1.



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