Micrologies

Travestissement


Dans Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier, le dénouement est habilement amené par un effet de mise en abyme où sont multipliés les travestissements. Le narrateur, D’Albert, grand amateur de femmes, s’est pourtant épris du jeune « Théodore », au charme ambigu. Or celui-ci n’est autre que Madelaine de Maupin, jeune femme libre qui a adopté le vêtement masculin pour préserver son indépendance.

Il se trouve que tous deux participent à une représentation mondaine de la comédie de Shakespeare, Comme il vous plaira. Théodore-Madelaine a pris le rôle de Rosalinde, qui est aussi un rôle travesti : ce personnage féminin apparaît presque toujours vêtu en homme. Dans la pièce de Shakespeare, Rosalinde, en effet, déguisée en « Ganymède », retrouve son amant Orlando, qui ne la reconnaît pas. Pour le « guérir » de son amour, elle contraint Orlando, qui la croit un homme, à lui faire la cour et à l’appeler Rosalinde…

Madelaine, qui précisément joue Rosalinde en habit d’homme, doit cependant se « déguiser » en femme pour jouer certaines scènes, c’est-à-dire, par un travestissement au second degré, retrouver sa véritable apparence. Mais de cette apparition qui semble aux autres le comble de l’artifice, D’Albert, qui joue Orlando, n’est pas dupe : il soupçonne la femme derrière l’apparence de l’homme déguisé en femme… C’est sous son apparence masculine que Madelaine va lui adresser comme un aveu voilé (c’est D’Albert qui raconte la scène :

Orlando, comme on peut bien le croire, ne se soucie guère de revenir à la santé par un pareil moyen ; mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. — Et elle prononça cette phrase : « Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde et à venir tous les jours me rendre vos soins dans ma cabane », avec une intention si marquée et si visible, et en me jetant un regard si étrange, qu’il me fut impossible de ne pas y attacher un sens plus étendu que celui des mots, et de n’y pas voir comme un avertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments. — Et quand Orlando lui répondit : « Bien volontiers, aimable jeune homme, » elle prononça d’une manière encore plus significative, et comme avec une espèce de dépit de ne pas se faire comprendre, la réplique : « Non, non, il faut que vous m’appeliez Rosalinde. »
Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voir ce qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé que Théodore s’était aperçu de mon amour, quoique assurément je ne lui en eusse jamais dit un seul mot, et qu’à travers le voile de ces expressions empruntées, sous ce masque de théâtre, avec ces paroles hermaphrodites, il faisait allusion à son sexe réel et à notre situation réciproque (chap. 11).

Ce passage où le marivaudage de Gautier vient redoubler celui de Shakespeare surajoute au passé de la narration principale le présent du résumé de la pièce et celui de l’énonciation théâtrale ; les noms de la fiction se superposent aux identités réelles ; au moment même où D’Albert parle de « sexe réel », il continue d’appeler la jeune femme « Théodore », faute de pouvoir lui donner son nom… La réussite de ce roman est dans ces moments où le jeu vertigineux sur les identités, les « masque[s] de théâtre », les « paroles hermaphrodites » entraîne la confusion des genres. Dans telle autre scène, Rosette (la maîtresse en titre de D’Albert) presse vivement « Théodore » qu’elle prend pour un homme. Madelaine-Théodore ne laisse pas d’être fort troublée par ces avances…



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