Micrologies

L'Andromaque de Baudelaire


Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.

Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Le Cygne ».

Qui pense encore à Andromaque ? se demande Roberto Calasso (1). Personne, sauf Baudelaire, traversant la nouvelle place du Carrousel, près du Louvre. Encore n’est-ce même pas l’Andromaque de Racine, la plus connue sans doute, ni celle de l’Iliade : « Elle n’est que l’Andromaque d’un épisode mineur de l’Énéide, que presque tout le monde a oublié. »

Progredior portu, classis et litora linquens,
sollemnis cum forte dapes et tristia dona
ante urbem in luco falsi Simoentis ad undam
libabat cineri Andromache, Manisque uocabat
Hectoreum ad tumulum, uiridi quem caespite inanem
et geminas, causam lacrimis, sacrauerat aras.

Virgile, Énéide, III, v. 300-305.

Je quitte le port, j’avance, laissant derrière moi le rivage et la flotte. Or, ce jour-là, il y avait un banquet solennel et des offrandes funéraires à la sortie de la ville, dans un bois sacré, près d’un faux Simoïs ; Andromaque y versait une libation sur les cendres et appelait les Mânes devant un tombeau vide d’Hector, tombeau de gazon vert qu’elle avait consacré ainsi que deux autels, objets de ses larmes (trad. Paul Veyne).

Le Simoïs, c’est un des fleuves qui coulaient près de Troie. Énée, qui parle ici, retrouve Andromaque bien loin de la ville détruite, dans son exil d’Épire, où elle a reconstitué une Troie minimale, qui se résume pour elle à une tombe vide qu’elle honore comme celle de son époux Hector, mort naguère à Troie. Le poète se souvient lui aussi d’un lieu qui n’existe plus, ce vieux quartier du Carrousel, chargé d’histoire, qui venait d'être rasé pour les travaux d’urbanisme de Napoléon III.

Pourquoi Baudelaire connaît-il aussi bien ce passage ? Non par familiarité avec Virgile, selon Calasso, mais par l’entremise de Chateaubriand, dont il s’est senti de plus en plus proche : le créateur de « la grande école de la mélancolie », « père du Dandysme » (2). Calasso cite ce passage du Génie du christianisme :

Andromaque donne le nom du Simoïs à un ruisseau. Et quelle touchante vérité dans ce petit ruisseau, qui retrace un grand fleuve de la terre natale ! Loin des bords qui nous ont vus naître, la nature est comme diminuée, et ne nous paraît plus que l’ombre de celle que nous avons perdue.

Tout en soulignant les termes qui semblent repris par Baudelaire, Calasso note à l’inverse le caractère éminemment baudelairien de la dernière phrase de Chateaubriand : « Ce qui est absent, ce qui a disparu – tout le passé, donc – est confié à une inexistence inguérissable. Mais ce qui existe est condamné à n’en être qu’une version diminuée. Aussi toute nature est-elle une nature atténuée, qui a déjà perdu quelque chose de sa couleur. »

1. La Folie Baudelaire, Milan, 2008, trad. fr. Paris, 2011, p. 81.
2. Cité par Calasso, op. cit. p. 80-81.
3. Ibid. p. 86-87.



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