Micrologies

L'Homme d'Ovide


Comme l’albatros, qui reflète la condition du poète, le cygne, autre oiseau baudelairien, est une image de l’exil, tendant le cou vers un ciel inaccessible et vide :

[…] Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu ! (1)

L’allusion à Ovide renvoie au premier livre des Métamorphoses, où le poète évoque la création de l’homme par la divinité :

pronaque cum spectent animalia cetera terram,
os homini sublime dedit caelumque uidere
iussit et erectos ad sidera tollere uultus
(I, 84-86).

Tandis que, tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre, il a donné à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, de lever ses regards et de les porter vers les astres (trad. G. Lafaye).

L’homme debout apparaît aussi dans d’autres textes anciens. Platon, par exemple, fait un usage métaphorique de cette image (République IX, 586a) : au rebours du poète qui montre l’homme tendu vers le ciel, même vide, il stigmatise ceux qui vivent à la manière des bêtes, le regard tourné vers le sol et les plaisirs animaux, au lieu de s’élever à la contemplation du divin. Son ciel, abstrait, est celui des Idées. Chez Ovide, mais aussi chez Cicéron (De legibus, I, 26) ou chez Sénèque, le ciel est plus concret : pour ce dernier, par exemple, c’est la contemplation des astres et de leur mécanique naturelle qui permet d’accéder à celle de la Nature divinisée.

Vt scias illam spectari uoluisse, non tantum aspici, uide quem nobis locum dederit : in media nos sui parte constituit et circumspectum omnium nobis dedit ; nec erexit tantummodo hominem, sed etiam habilem contemplationis factura, ut ab ortu sidera in occasum labentia prosequi posset et uultum suum circumferre cum toto, sublime fecit illi caput et collo flexili inposuit. (1)

Ce qui prouve que [la Nature] veut qu’on la contemple et qu’il ne lui suffit pas d’un coup d’œil, c’est le lieu où elle nous a placés : elle nous a établis dans son centre, en disposant autour de nous le panorama du monde ; et elle ne s’est pas bornée à mettre l’homme debout, mais, comme elle tenait à lui rendre la contemplation facile, pour qu’il pût suivre le mouvement des astres de leur lever à leur coucher et tourner son visage à mesure que tourne l’Univers, elle a dressé sa tête vers le ciel et l’a posée sur un cou flexible.

On ne saurait exprimer plus poétiquement la conformité de la nature humaine à l’ordre du monde.

Baudelaire inverse complètement la perspective : dans son poème, l’homme ne s’oppose pas à l’animal par la station verticale, puisque le Cygne peut lui aussi tendre le cou vers le ciel : c’est même cet oiseau, échappé de sa cage, se traînant dans un ruisseau asséché du pavé parisien, qui est au centre de la comparaison : l’animal est humanisé par la pitié du poète, mais c’est aussi l’être humain qui, à l’inverse, est réduit à la détresse muette de la bête. La rime « Ovide/avide » fait entendre avec insistance le mot « vide », associé au bleu du ciel et à un Dieu bien lointain évoqué sur le mode hypothétique du « comme si ». Le Cygne attend en vain la pluie qui ne vient pas et la foudre de l’orage bienvenu, signe peut-être d’une absence de Jupiter (de Dieu). L’allusion à Ovide, détournée par le poète (« Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres […]» Fusées, III), permet alors de renforcer l’ironie de ce ciel à la fois vide et cruel.

L’Homme d’Ovide apparaît aussi dans Jacques le Fataliste, sur un mode mineur, non pas métaphysique, mais parodique : Diderot y décrit le vaste chapeau de Jacques, qui lui retombe sur le visage et l’oblige à marcher le nez en l’air s’il veut y voir un peu :

Et c’est alors qu’on pourrait dire de son chapeau :
    os homini sublime dedit caelumque uidere
    iussit et erectos ad sidera tollere uultus.

Dans les Métamorphoses, c’est le dieu créateur qui est sujet de la phrase ; ici, c’est le chapeau. Autre cause pour le même effet. La substitution est parfaitement blasphématoire et l’homo erectus en prend aussi pour son grade…

1. Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Le Cygne ».
2. Sénèque De Otio V, 4.



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