Micrologies

Bonnefoy et Pétrarque


Dans un essai intitulé « Vieillir non vieillir : deux sonnets de Pétrarque » (1), Yves Bonnefoy affirme que même dans des textes anciens qui peuvent sembler vieillis on peut trouver des « atomes de poésie », « de ces instants où la forme a délivré les mots des stéréotypes qui ankylosent et enténèbrent l’être au monde de leur époque, ce sont des instants de résurrection » (p.22-23).

Il en donne deux exemples pris dans Pétrarque. La poésie de celui-ci, dit-il, est pourtant prisonnière de réseaux symboliques et métaphoriques très denses, d’inspiration platonicienne, donc intellectualiste. C’est le cas de la série de paronomases qui associent le nom de « Laura », la femme aimée, à d’autres termes comme lauro ou alloro (laurier), l’oro (l’or), l’aura (la brise). Or, dans quelques vers, ce réseau métaphorique abstrait prend vie : « l’or hiératique le cède à un or vivant », pris qu’il est par exemple dans l’agitation de la brise. On lit ainsi dans le sonnet XC du Canzoniere les vers suivants :

Erano i capei d’oro a l’aura sparsi
Che ‘n mille dolci nodi gli avolgea.

Flottaient ses cheveux d’or dans cette brise
qui en mêlait mille boucles charmantes (trad. Y. Bonnefoy).

(Mais on peut entendre aussi : « Flottaient les cheveux d’or de Laure. »)
L’or est ramené « ici, maintenant, dans le lieu humain. […] C’est déjà la chevelure de la Vénus de Botticelli, cet or où la brise a le même effet. » De plus, prêter attention à une chevelure de femme décoiffée, c’est braver un interdit poétique qui ne sera levé, dit Bonnefoy, que par Chénier et plus tard Baudelaire.

Dans le sonnet XXXIV, c’est un geste qui, selon Bonnefoy, apporte la même grâce vivante et inattendue :

Apollo, s’anchor vive il bel desio
che t’infiammava a le thesaliche onde,
et se non ài l’amate chiome bionde,
volgendo gli anni, già poste in oblio :

dal pigro gielo et dal tempo aspro et rio,
che dura quanto ’l tuo viso s’asconde,
difendi or l’onorata et sacra fronde,
ove tu prima, et poi fu’ invescato io;

et per vertú de l’amorosa speme,
che ti sostenne ne la vita acerba,
di queste impressïon’ l’aere disgombra;

sí vedrem poi per meraviglia inseme
seder la donna nostra sopra l’erba,
et far de le sue braccia a se stessa ombra.


Apollon, si tu as encore le beau désir
Qui t’avais enflammé en Thessalie
Si malgré les années tu n’oublies pas
La chevelure blonde que tu aimais.

Alors de l’âpre gel de la saison stérile
Qui dure autant que ta face se cache,
Protège ce feuillage, ce saint laurier
Où toi d’abord puis moi nous nous empiégeâmes.

Et par l’effet de l’amour, cet espoir
Qui te soutint dans les heures adverses,
De ces frimas délivre ciel et terre,

Que nous puissions ensemble, par merveille,
Voir la dame de nos pensées s’asseoir dans l’herbe
Et de ses bras réunis se faire ombre (trad. Y. Bonnefoy).

Les cheveux d’or deviennent ici « la chevelure blonde que tu aimais », ramenée là encore dans le monde humain. Cela prépare cette nouvelle transgression, que perçoit Bonnefoy au dernier vers :

[On y voit] une Laure elle-même on ne peut plus de ce monde puisqu’elle est assise dans l’herbe, faisant « de le sue braccia a se stessa ombra », ce qui demande d’imaginer ces deux bras croisés au-dessus de la tête ainsi à la fois à l’ombre et dans la lumière, comme si elle allait dans quelque sous-bois. Le regard a changé d’objet, il va maintenant à ce qui est et non à ce qui signifie. […] Les bras levés protègent la tête, parce que celle-ci a besoin d’être protégée. L’or des cheveux n’est plus l’inaltérable métal mais une nuance fugitive, nullement à l’abri du temps qui ne cesse pas.

On peut cependant estimer que cette effraction de la présence poétique dans un texte fortement symbolique vaut surtout pour le lecteur moderne. Dans le sonnet de Pétrarque, le geste gracieux de Laure vient en effet parachever le réseau symbolique, l’assimilation de Laure au laurier, à Daphné métamorphosée en arbre : les bras levés de Laure, ce sont aussi les branches du laurier de Daphné, qui lui font ombre. La figure de Laure, c’est aussi celle de la poésie protégée par Apollon ; toutes ces figures se confondent en une : le poète dit bien la donna nostra, « la dame de nos pensées », au singulier : Daphné et Laure, Apollon et le poète comme figures symétriques de la poésie.

La belle lecture de Bonnefoy pose donc la question de la lecture des textes anciens : lecture « historique », contextualisée, ou lecture « littéraire » qui garde les textes vivants au prix d’inévitables distorsions ? Pour Michel Zink, coordinateur du recueil où est paru le texte de Bonnefoy, cette question se pose de plus en plus : la fuite vers le passé des œuvres littéraires ne fait que s’accélérer : « Si bien que les questions posées par la lecture d’un texte vieilli tendent à devenir les questions mêmes de toute lecture » (p.19). Mais il dit aussi : « La distance créée par le vieillissement du texte est la première cause qui fait de la littérature une expérience du temps et un arrachement à soi-même. Mais un arrachement à soi-même pour mieux se retrouver » (p. 8).

1. in Michel Zink (dir.) Livres anciens, lectures vivantes, Paris, 2010, p. 21-36.



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