Micrologies

Transmission des textes d'Aristote


On imaginerait volontiers que la perte de très nombreux textes antiques (80% de ce qui a été produit, estiment certains spécialistes), que cette « injure du temps » est due aux ruptures de la transmission pendant le long Moyen Âge. Ce serait méconnaître d’une part que ce sont les copistes médiévaux et les bibliothèques monastiques qui nous ont conservé les textes que nous lisons encore et d’autre part que dès la période antique la conservation des œuvres était souvent aléatoire. Témoin l’histoire des livres d’Aristote, que raconte le savant italien Luciano Canfora (1).

À la mort d’Aristote en 322 av. J.-C., c’est son disciple Théophraste qui devient chef de l’école péripatéticienne et qui hérite de la bibliothèque du maître. Il meurt entre 288 et 284 et, par testament, lègue à son tour ces livres à Nélée, sans doute le dernier en vie des élèves d’Aristote. Dans l’esprit de Théophraste, il devait sans doute devenir après lui le nouveau chef de l’école et donc l’héritier de la masse de textes élaborés par Aristote au cours des ans avec ses élèves. Mais, révolution de palais, c’est Straton, un autre philosophe, qui est élu. Nélée, vexé, se retire dans sa Troade natale, emportant les livres. Cela prive l’école de la pensée la plus vivante du maître, des développements successifs de sa doctrine et de ses grands traités théoriques.

Il semble bien que les héritiers de Nélée, pour se protéger des pressions exercées notamment par les envoyés égyptiens qui cherchent à agrandir la bibliothèque d’Alexandrie, aient enterré sous leur maison les précieux rouleaux, sans trop se soucier d’ailleurs de leur état de conservation. Beaucoup plus tard, les livres sont déterrés et vendus à l’Athénien Apellicon. Ce bibliophile un peu louche publie une édition d’une qualité déplorable. C’est ensuite le Romain Sylla qui s’empare de cette bibliothèque en 86 av. J.-C. (en même temps que d’Athènes) et qui l’emporte à Rome. Le grammairien Tyrannion tente alors d’éditer ces textes, mais il en est découragé par les malversations du bibliothécaire de Sylla. C’est un autre péripatéticien, Andronicus, qui publie enfin une édition sérieuse des textes, dont Canfora croit trouver la trace dans l’œuvre de Cicéron. Mais le fils de Sylla, Faustus, ruiné, doit vendre la bibliothèque de son père : les anciens rouleaux disparaissent alors définitivement. C'est un petit miracle que nous lisions encore aujourd'hui les textes d'Aristote, qui ont couru beaucoup moins de risques au Moyen Âge, grâce aux penseurs arabes...

Selon Canfora, qui s’appuie sur des témoignages antiques, la défection de Nélée et la longue disparition des textes essentiels d’Aristote peut expliquer « la stagnation et le manque d’originalité qui s’étaient traduits dans le travail philosophique des péripatéticiens. […] Voici la raison pour laquelle on ne recommence à étudier Aristote de façon féconde et à l’interpréter que dans la seconde moitié du IIe siècle. » (2)

1. La Véritable Histoire de la Bibliothèque d’Alexandrie, Palermo, 1986, trad. fr. Paris, 1988, p. 35-69.
2. p. 196.



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