Micrologies

Kairos


C’est une notion importante dans la culture grecque que celle de kairos, de « moment opportun », d’« occasion favorable ». Des représentations allégoriques le montrent sous l’aspect d’un jeune homme ailé qui passe en courant, tenant une balance en équilibre sur le fil d’un rasoir. Souvent, il a sur le devant de la tête une longue mèche, celle justement qui permet de « saisir l’occasion par les cheveux ». Sur l’arrière, son crâne est rasé : quand il est à peine passé, il est déjà trop tard pour le rattraper.

Francesco Salviati (1543-1545), Kairos, via Wikimedia Commons.

Le philosophe François Jullien dans son Traité de l’efficacité consacre un chapitre à cette notion de kairos, dans une perspective comparatiste (pensée grecque et pensée chinoise) ; (1). Entre tuchê (hasard) et technê (art), ce terme permet aux Grecs de penser l’action : l’occasion « est le moment favorable qui est offert par le hasard et que l’art permet d’exploiter. […] Son arrière-plan n’est autre que celui de l’ontologie, opposant l’être au devenir, le « stable » au « mouvant » : c’est pour adapter la règle à l’instabilité des choses – ou plutôt pour que celle-ci s’y trouve enfin adaptée – qu’on « attend » l’occasion. »

En Chine, on trouve une autre conception de l’occasion : « non plus comme la chance qui s’offre au passage […] mais comme le moment le plus adéquat pour intervenir au sein du processus engagé […], celui où culmine la potentialité progressivement acquise et qui permet de dégager le plus d’efficacité. » Deux instants cruciaux pour les stratèges chinois : « celui, terminal, où l’on tombe enfin sur l’ennemi avec un maximum d’intensité […] et celui, initial, où a commencé à s’opérer le clivage à partir duquel le potentiel a progressivement basculé d’un des côtés. »

Le stratège grec calcule l’occasion, la déduit de la conjoncture, par une prévision rationnelle ; le stratège chinois ne conjecture pas ; il détecte les moindres tendances, il est « en avance sur leur actualisation ».

Comme parangon de l’attitude grecque, Jullien cite Thucydide, et en particulier l’un de ses « héros », le Lacédémonien Brasidas. Au début du livre V de La Guerre du Péloponnèse (chap. VI-X), l’historien grec raconte la bataille livrée par Brasidas contre l’Athénien Cléon devant la ville d’Amphipolis, en Thrace (422 av. J.-C.). Cléon se trouve contraint de venir attaquer la ville sans les renforts qu’il attend, car ses soldats supportent mal l’inaction. Brasidas se tient dans la ville sans laisser voir la faiblesse de ses effectifs. Cléon craint une sortie de son ennemi et de se retrouver en infériorité numérique : il fait faire demi-tour à ses troupes. Là est le kairos, le moment décisif : Brasidas fait une sortie pour attaquer des adversaires empêtrés dans leur manœuvre. Les Athéniens sont mis en déroute (mais Brasidas et Cléon meurent tous deux dans la bataille).

Ce récit confirme sur beaucoup de points l’analyse de Jullien : Thucydide cherche à mettre en valeur la pronoia du général lacédémonien, sa capacité à prévoir et à rationaliser la situation. Le vocabulaire utilisé est plus qu’explicite : προσεδέχετο (il prévoyait), νομίζων (il jugeait), ἡγεῖτο (il pensait), εἰκάζω (je suppose), ἐλπὶς (on peut s’attendre à ce que). Dans une formulation caractéristique, Thucydide dit même de Cléon : ἠναγκάσθη ποιῆσαι ὅπερ ὁ Βρασίδας προσεδέχετο : « il fut contraint de faire ce que Brasidas prévoyait. » Cependant, si l’on observe la tactique de Brasidas, elle n’est pas si éloignée de celle des stratèges chinois : rester immobile tant que la situation n’est pas mûre ; laisser s’agrandir la faille qui place l’ennemi à son désavantage : Cléon est d’abord contraint au mouvement par son armée qui proteste, puis à la retraite par son infériorité supposée. Brasidas exploite l’avantage du moment présent (τοῦ πρὸς τὸ παρὸν ξυμφέροντος) et lance avec peu d’hommes une attaque minimale mais décisive qui met les Athéniens en déroute : certes il perçoit l’occasion (ὁρᾷ τὸν καιρόν), mais il a aussi laissé évoluer le cours des choses jusqu’à ce que cette occasion se concrétise.

Que peut-on en conclure ? Que les pratiques stratégiques en Grèce et en Chine ne sont pas forcément aussi opposées que le dit Jullien. Mais on peut admettre avec lui que Thucydide n’a sans doute pas les outils pour penser comme il convient la stratégie de Brasidas, dont il relève lui-même, dans un discours qu’il lui prête, combien elle est atypique au regard des règles de la guerre grecque : τὰ κλέμματα ταῦτα καλλίστην δόξαν ἔχει : « Rien n’est plus glorieux que ces ruses de guerre, qui permettent de tromper complètement ses ennemis et d’assurer à ses amis un avantage décisif » (trad. Denis Roussel). Le terme grec klemma implique la notion de vol, de larcin, de moyen indu. Pour faire l’éloge de son héros Brasidas, Thucydide ne peut que lui appliquer des qualités d’organisateur, de planificateur, alors même que le principal mérite du Lacédémonien, ici, est de laisser évoluer la situation en sa faveur.



1. François Jullien, Traité de l'efficacité, Paris, 1996, rééd. Le Livre de poche, Biblio-essais, 2002, « Structure de l’occasion » p. 83-107.

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