Micrologies

« On ne naît pas… on le devient. »


Heurs successifs d’une citation : c’est Tertullien, auteur chrétien des IIe et IIIe siècles, qui semble avoir utilisé pour la première fois une telle structure rhétorique : « On ne naît pas chrétien, on le devient. » Il vaut la peine de rappeler le contexte de cette formule (Apologétique, 18) : dans ce plaidoyer qu’il adresse aux Magistrats de l’empire romain, Tertullien entreprend de défendre la religion chrétienne contre ses détracteurs et ses persécuteurs. Il cherche bien sûr à en démontrer la vérité, qu’on peut trouver dans les Écritures, si qui velit de Deo inquirere, et inquisito inuenire, et inuento credere, et credito deseruire : « où nous pouvons chercher Dieu, et après l’avoir cherché, le trouver, et après l’avoir trouvé, croire en lui, et après avoir cru en lui, le servir » (trad. J.-P. Waltzing). Cette vérité est donc le résultat d’un long processus (comme le montrent les reprises de termes du texte latin, qu’on ne peut rendre que bien lourdement en français) ; ce chemin, les chrétiens le connaissent bien, puisqu’ils l’ont eux-mêmes emprunté : Haec et nos risimus aliquando. De uestris sumus : fiunt, non nascuntur Christiani : « Il fut un temps où nous riions, comme vous, de ces vérités. Car nous sortons de vos rangs. On ne naît pas chrétien, on le devient. » Tertullien insiste donc à la fois sur l’importance de la conversion personnelle à la foi, mais aussi sans doute sur ce fait sociologique : à son époque, la conversion des adultes est le principal facteur de développement de la religion nouvelle.

On retrouve une formule analogue en 1528 sous la plume d’Érasme : Arbores fortasse nascuntur, licet aut steriles, aut agresti foetu, equi nascuntur licet inutiles ; at homines, mihi crede, non nascuntur, sed finguntur. « Les arbres naissent arbres, même ceux qui ne portent aucun fruit ou des fruits sauvages ; les chevaux naissent chevaux, quand bien même ils seraient inutilisables ; mais les hommes, crois-moi, ne naissent point hommes, ils le deviennent, par un effort d'invention » (De pueris instituendis). Cette maxime résume l’essence de la culture humaniste comme construction de soi. L’homme se différencie des créatures naturelles (« mais ») ; il est un être de culture ; il n’est plus question ici de conversion (fiunt), mais d’éducation (finguntur). La ressemblance phonétique des deux verbes montre qu’à l’évidence Érasme connaissait Tertullien. Mais il se différencie vigoureusement de lui : la place du mot homines au début de la formule est une déclaration programmatique de l’humanisme renaissant.

Quant à la phrase de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient » (Le Deuxième Sexe, 1949), elle retourne ironiquement les maximes antérieures : contre tout essentialisme, elle dénonce les conditionnements sociaux qui enferment la femme dans un rôle, dans un genre. La féminité, telle que définie par les représentations sociales dominantes, n’est plus un but, comme devenir chrétien ou devenir un être humain, c’est une contrainte, une limite. Le « on » s’enrichit d’une signification que n’avaient pas les énoncés antérieurs, où il traduisait des passifs latins : il renvoie à une indétermination initiale des genres.

Ce qui est intéressant ici, c’est que ce processus d’adaptation-trahison enrichit une même structure rhétorique de virtualités à chaque fois nouvelles.



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