Dans le Journal de Samuel Pepys, le diariste anglais du XVIIe siècle, on peut lire, à la date du 13 mai 1664, le compte rendu d’une séance des Communes. Un orateur, Edmund Waller, invite les représentants à se méfier des privilèges que les Lords leur extorquent peu à peu :
Waller était poète. Il ne pouvait manquer de connaître l’emploi que fait Horace de cette anecdote, (Épîtres, II, 1, 39-48) : Faut-il vraiment attendre cent ans après la mort d’un poète pour qu’il soit digne d’admiration ?
Mais si l’on en croit Plutarque, il y aurait une trace encore plus ancienne de cette histoire : dans la Vie de Sertorius il raconte comment ce général rebelle (v. 122-72 av. J.-C.), à la tête d’une armée d’Ibères en lutte contre Rome, cherche à calmer l’ardeur de ses troupes qui veulent affronter directement les Romains :
Il est vrai que l’emploi de l’exemplum est très différente dans les trois cas. Pour l’orateur anglais, il s’agit d’un avertissement contre une menace insidieuse. Chez Plutarque, il prend une double signification : d’une part il définit la tactique de harcèlement et de guérilla menée par Sertorius contre l’armée romaine ; d’autre part, il sert à montrer que souvent, l’image est plus efficace que les mots : c’est pour frapper les esprits de ses soldats barbares insensibles au pouvoir de la persuasion oratoire que Sertorius leur montre les deux chevaux. Dans l'épisode de Waller, le seul récit de l'anecdote marque suffisamment Pepys pour qu’il la rapporte…
Quant à Horace il en fait une utilisation plaisante, que l’éditeur de la C.U.F., François Villeneuve, identifie comme le paradoxe logique du « sorite » (de sôros, tas), inventé par le Stoïcien Chrysippe : combien faut-il ôter de grains de blé à un tas pour qu’on cesse de parler d’un tas ? De même, combien faut-il d’années pour qu’on admire un auteur comme un Ancien ? Cent ans ? mais celui qui est mort une année avant ? et encore une année ? ne sont-ils donc pas dignes d’être admirés ? L’admiration pour les vieux auteurs, et notamment les Grecs, du seul fait qu’ils sont anciens, n’a donc pas de sens.
Au dossier du sorite, on peut verser aussi ce vers de Perse qui conclut la Satire VI (v 80) : Inuentus, Chrysippe, tui finitor acerui ? : "A-t-on jamais trouvé, Chrysippe, quelqu'un pour arrêter ton sorite ?" (trad. A. Cartault). Il est question, ici, de la cupidité insatiable de ceux qui cherchent à multiplier sans fin leur fortune. Perse, en moraliste, et dans le climat stoïcien qui est celui de sa poésie, applique l'argument logique de Chrysippe à la critique des moeurs. L'infini n'est plus mathématique, il est dans l'insondable avidité des coeurs. François Villeneuve, dans son commentaire de Perse (3), cite l'anecdote suivante : Confronté à la question du moment où le tas cesse d'être un tas, Chrysippe permettait au sage "de garder un moment le silence jusqu'à ce qu'il fût visible que le tas n'existait plus." Sage application anticipée du principe d'incertitude...
Citons encore ce passage de Montaigne (4) : "Au jardin est-ce loing ? À une demy-journée ? Quoy, à dix lieues est-ce loing, ou près ? Si c’est près : Quoy, onze, douze, treze ? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le près, et le quantiesme pas donne commencement au loing, je suis d’avis qu’elle l’arreste entre deux. » (À la suite de quoi Montaigne reproduit les vers d’Horace.) Tentation centrifuge de l’homme, désir centripète de la femme… Le raisonnement logique est ici plaisamment incarné, il prend son poids humain.