Micrologies

Souvenirs d’enfance


Le travail autobiographique de Jacques Roubaud est sans aucun doute l’un des plus importants de notre temps. Ses six ou sept volumes, à l’architecture complexe, construits selon des contraintes d’écriture multiples, sont d’une richesse foisonnante, tour à tour graves, pleins d’humour ou illisibles.

La « branche 2 », La Boucle, (1) peut se définir à la fois comme l’évocation d’une enfance et comme une méditation sur l’écriture du souvenir. Elle commence par une image : celle des arborescences tracées par le givre sur une vitre. C’est plus qu’une image, en fait, mais un modèle structurel, celui d’une écriture qui procède par branches, boucles, incises, bifurcations, et dont l’inscription est aussi fragile que celle du givre sur le verre ; c’est aussi un souvenir d’enfance, évoqué au passé, mais irréductible à tout récit, détaché de tout contexte. Le début du livre dénonce en effet avec vigueur et salubrité le caractère fictif de tout récit d’enfance. Pour l’auteur, la mémoire s’atomise en souvenirs ponctuels, ce que Roubaud appelle les « images-mémoire ». On n’est alors pas très loin, pourrait-on croire, des « tropismes » de Sarraute, dans Enfance, texte qui présente la même discontinuité, le même refus de la reconstruction narrative.

Il existe cependant une différence importante entre les deux auteurs, malgré leur méfiance commune pour les illusions de l’autobiographie : la mémoire de Sarraute se fonde sur les tropismes, c’est-à-dire de micro-événements affectifs, dont la vérité traverse les ans et les changements de l’être, parce qu’ils sont susceptibles d’être ressentis à nouveau au présent et restitués par le travail de l’écriture. Le travail autobiographique de Roubaud part, lui, d’ « images-mémoire », c’est-à-dire d’impressions sensorielles ancrées dans le passé, souvent dénuées de charge affective, et qu’il est capable de se remémorer, sans qu’elles aient été modifiées par des témoignages extérieurs, ni par le travail permanent de déconstruction-reconstruction opéré par la conscience individuelle. L’écriture des images-mémoire est chez lui sèche, minimale, pour qu’elles soient aussi peu altérées que possible dans le texte, où elles sont isolées par des caractères gras.

Le cas de Proust est encore différent : chez lui, avec la mémoire involontaire, la brusque remémoration d’une sensation provoque au présent une joie intense qui n’appartenait pas au passé. Le travail de l’écriture n’est pas gauchissement, mais épiphanie du souvenir.

1. J. Roubaud, La Boucle, Paris, 1993.



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