Micrologies

L'Idylle dans Don Quichotte


Un des chapitres les plus séduisants du Don Quichotte est celui des chevriers (I, 11). Le héros est accueilli en pleine nature par des bergers auprès de qui il passe la soirée et la nuit. Ce qui fait le charme particulier de cet épisode, c’est qu’il associe à l’univers fictif de la bucolique à l’antique ou de la pastorale (grille à travers laquelle Don Quichotte voit la scène) des éléments fortement réalistes. « Le plat de viande achevé, ils étalèrent sur des peaux de mouton une grande quantité de glands doux et disposèrent auprès d’eux un demi-fromage, plus dur que s’il avait été fait de mortier » (trad. J. Canavaggio).

En effet la confrontation entre le monde rêvé du chevalier errant et le monde réel se fait ici de manière apaisée : les deux univers se côtoient plutôt qu’ils ne se heurtent. La transposition est assumée par Don Quichotte, qui évoque l’âge d’or en des termes qui rappellent directement Virgile ou Ovide.

En cet âge béni, toutes choses étaient en commun : pour obtenir sa nourriture ordinaire, nul n’avait besoin de prendre d’autre peine que d’élever la main et de la cueillir sur les robustes chênes qui, généreusement, les conviaient à goûter de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les eaux courantes leur offraient en magnifique abondance leurs ondes délicieuses et limpides. Dans les fentes des rochers et les creux des arbres, les diligentes et prévoyantes abeilles formaient leur république, offrant à toutes les mains, sans intérêt aucun, la fertile moisson de leur si doux labeur.

Cette évocation possède une grâce assez séduisante, que ne masque pas tout-à-fait le commentaire ironique du narrateur : « Toute cette longue harangue – dont on aurait fort bien pu se passer –, notre chevalier la prononça parce que les glands qu’on lui offrait lui remirent l’âge d’or en mémoire, et il lui prit fantaisie de tenir ce discours inutile aux chevriers qui, sans lui répondre mot, l’écoutèrent tout ébahis et en suspens. » Le discours « inutile » est pourtant tenu, et rapporté dans la narration ; il a même son effet sur les chevriers, qui semblent sous le charme de la parole. Une constante du roman en effet, c’est que jamais n’y est déniée la séduction de la fiction, pourtant responsable des errements du héros.

L’hésitation entre ces deux univers n’est pas levée par ce qui suit, puisqu’un chevrier entonne une chanson équivalente aux plaintes amoureuses des bergers de Virgile ; puis vient une nouvelle qui relève de la pastorale, intégrée dans le récit principal : celle de Marcela.

De fait, c’est une constante du roman que la réflexion sur la question du genre (littéraire). On peut constater que le degré de fiction est différent selon les genres abordés. Si le roman de chevalerie reste enfermé dans les bibliothèques et n’en sort que pour alimenter les délires du héros, la pastorale, elle, est bien « réelle » à l’intérieur de la fiction : l’histoire de Marcela (I, 11-14) ou celle d’Eugenio (I, 51) se déroulent dans le contexte diégétique du récit principal ; cela ne les empêche pas d’être marquées par des éléments de convention très appuyés, comme la conversion des amoureux à la vie de berger. En revanche, le contexte de la vie rurale (plutôt que pastorale) n’est jamais oublié. C’est sans doute une dangerosité moindre de la fiction pastorale qui permet de lui donner droit de cité ailleurs que dans les bibliothèques. Et Cervantès n’est-il pas l’auteur de pastorale de la Galatée ?

Philippe Jaccottet est sensible à ces moments de grâce : « Le livre idéal n’est pas le recueil de poèmes ; il n’en comporterait qu’à ses moments les plus purs, comme des fêtes dans l’année verbale (les épisodes d’idylle dans Don Quichotte ?) (1). » La Semaison, Pléiade p. 402.

1. La Semaison, Pléiade p. 402.



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