Micrologies

Galehaut, Lancelot et Dante


Au chant V de l’Enfer, Dante rencontre au deuxième cercle de l’Enfer, parmi les « luxurieux », Paolo Malatesta et Francesca de Rimini, amants adultères, qui lui racontent la naissance de leur amour : ils lisaient ensemble, dans le même livre, l’histoire de Lancelot, quand ils en sont venus au passage où Galehaut, ami de Lancelot, l’invite à donner un baiser à la reine Guenièvre, scène qui marque le début d’une passion adultère : Quel giorno più non vi leggemmo avante : « Ce jour-là, nous n’en lûmes pas davantage. » : admirable litote.

Le baiser de Lancelot et de Guenièvre se rencontre dans les romans arthuriens, à commencer par le grand Lancelot en prose français du XIIIe siècle, dans une version en tout point compatible avec celle de Dante. La scène se passe à la cour, en présence des dames de la reine. Galehaut, tout dévoué à Lancelot, s’entremet pour que la reine accepte son amour et lui donne en gage ce baiser. Ils se penchent tous trois les uns vers les autres, donnant l’impression de chuchoter ensemble : « Lors se traient tout .III. ensamble et font samblant de conseillier. Et la roïne voit bien que li chevaliers n’en ose plus faire ; si le prent ele meïsme par le menton, si le baise devant Galeholt assez longement (1). »

La mise en abyme effectuée par Dante est très riche : c’est bien le livre du Lancelot qui, comme Galehaut, est l’entremetteur entre Paolo et Francesca : il l’est en tant qu’objet (il est en tiers entre les deux amants qui le lisent ensemble) ; il l’est par le récit qu’il contient, avec la similitude des situations : le baiser de la fiction entraîne celui des amants ; il l’est enfin par l’intention de son auteur, présenté comme un tentateur.

Dante résume la situation en un seul vers : Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse (2).

La construction du vers italien est inversée : Galeotto y est l’attribut, placé avant le verbe et son double sujet : « Celui qui joua le rôle de Galehaut, ce fut le livre et celui qui l’écrivit. » C’est-à-dire, de façon minimale : « Le livre fut Galehaut ». En somme, le nom de Galehaut est là comme par antonomase, pour « l’entremetteur ». Cette antéposition de l’attribut montre que la présence d’un « Galehaut » est attendue à cet endroit, anticipée, parce que la situation de Paolo et Francesca ne peut que redoubler dans tous ses détails celle de Lancelot et Guenièvre. Puisqu’ils sont comme Lancelot et Guenièvre, il leur faut un Galehaut : fatalité redoublée de l’amour-passion. Quant à l’accord au singulier du verbe fu, pourtant suivi de deux sujets, il s’explique fort bien, et pas seulement par un latinisme : la locutrice Francesca, qui dans un premier temps accuse le seul livre, semble se raviser, et impliquer ensuite dans une condamnation d’ordre moral l’auteur anonyme du roman, coupable d’induire ses lecteurs en tentation. Dans ce sens, il semble important de ponctuer par une virgule après libro, pour marquer le cheminement de la réflexion.

Jacques Roubaud lit ce vers à contresens (3). Il le traduit ainsi : « Galehaut fut ce livre et celui qui l’écrivit. » Ce qui le plonge dans des abîmes de perplexité : « Si le livre est le Lancelot en prose, dont en effet certains manuscrits nomment une « branche » Galehaut, comment celui-ci, sinon par erreur, peut-il en être dit l’auteur ? Si Dante, évoquant le premier baiser de Lancelot et de Guenièvre que Galehaut, effectivement, suscite et autorise, le condamne comme responsable, pourquoi serait-il titre de livre ? » Nous passerons sur l’échafaudage complexe qu’il esquisse pour sauver le texte de Dante, tel qu’il croit le comprendre. Il le fait à tort, mais pour une fort bonne raison : préserver le personnage de Galehaut, l’un des plus forts et des plus touchants du roman.

À sa décharge, on peut remarquer que d’excellents spécialistes ont buté sur ce vers. La traduction récente de Danièle Robert reprend la même erreur et l’aggrave en omettant le pronom relatif chi, ce qui accroît l’absurdité : « Galehaut fut le livre et l’écrivit. » André Pézard, dans la Pléiade, propose avec ambiguïté : « Galehaut fut le livre et son trouvère. » N’y aurait-il pas de plus une inexactitude à parler de « trouvère » pour l’auteur d’un roman en prose ?

« Leur Galehaut [ce fut le livre] » suggère plus justement Michel Zink (4). Faut-il risquer à son tour une traduction ? Ce serait la suivante :

« Galehaut ? Ce fut le livre, et celui qui l’écrivit. »


Jean-Dominique Ingres, Paolo et Francesca, via Wikimedia Commons.

1. Le Livre du Graal, Pléiade, t. 2, « La Marche de Gaule », p. 581-582, § 597-598.
2. La Fleur inverse, 2e éd., 2e tirage, Paris, 2009, p. 69-70.
3. Dante, Enfer, V, v. 137.
4. In Michel Zink (dir.) Livres anciens, lectures vivantes, Paris, 2010, p.15.



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