Micrologies

Écriture du deuil


Antoine Compagnon, dans son cours de 2009 au Collège de France (1), traite des apories de l’écriture autobiographique et mentionne certaines tentatives faites pour y échapper : comment éviter le récit, la narration, dont l’écriture falsifie forcément l’existence ? Une des solutions est celle de Barthes, qui dans le Roland Barthes de la collection « Écrivains de toujours » réduit la littérature biographique à l’impersonnalité par le minimalisme : des « biographèmes », souvenirs bruts et nus, ramènent l’écriture à la neutralité objective, par l’insignifiant : un recueil de bribes, sans assemblage. On n’est pas très loin ici des « images-mémoire » de Jacques Roubaud.

Survenue au milieu de la période de ce cours, la publication posthume du Journal de deuil (recueil de notes intimes prises par Barthes après la mort de sa mère), apporte à Compagnon un nouvel exemple de rejet du récit. Barthes refuse en effet toute forme narrative dans l’évocation du deuil : raconter, ce serait entrer dans le temps, donner prise au temps, alors que le deuil, ce sont des instants discontinus d’émotions qui nient la mort et le temps, une suspension de la vie.

Mais le cours prend un tour inattendu, curieusement spéculaire, quand Compagnon découvre qu’il intervient comme personnage dans le Journal de deuil. Par un « C’est ça, le deuil » maladroit, il a, en 1977, involontairement blessé Barthes : il a généralisé, il a ramené à la doxa la souffrance unique, atemporelle, inénarrable de l’écrivain. Celui-ci décide alors de renoncer au mot « deuil », trop temporalisé et socialisé, et de n’employer plus que celui de « chagrin ». Proust lui-même, fait remarquer Compagnon, dans Albertine disparue, n’utilise le mot « deuil » que rétrospectivement, quand il a fini d’oublier Albertine. Compagnon découvre donc, non sans malaise, qu’il est d'une certaine façon à l’origine des réflexions de Barthes qu’il avait entrepris de commenter ; ce qui ne serait pas grave s’il ne s’agissait pas de souffrance.

Mais chez Barthes aussi, et malgré son refus, le temps fait son œuvre : il envisage d’écrire un livre autour de photos de sa mère ; il réintègre ainsi le temps (un avenir, un projet) et une forme de narrativité (par l’écriture). Cette situation complexe est évoquée par Compagnon avec délicatesse, sans pathos, mais sans sécheresse.

1. Lien vers l'enregistrement audio.



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