Micrologies

Lancelot peintre


Un des épisodes marquants du Lancelot en prose, roman du XIIIe siècle, c’est celui où le héros se transforme en peintre. Prisonnier de la fée Morgane, la demi-sœur magicienne du roi Arthur, il aperçoit par sa fenêtre un homme qui peint sur un mur, avec des légendes explicatives, l’histoire d’Énée (sans doute non d'après Virgile, mais d’après le Roman d’Énéas) (1). Il décide alors d’occuper sa captivité en décorant sa chambre du récit de ses aventures et de ses amours.

Lors se pourpense Lanselos que, se la chambre ou il gisoit estoit aussi pourtraite de ses fais et de ses dis, molt li plairoit a veoir les biaux contenemens de sa dame et molt li feroit grans alegemens de ses maus. […] Si furent les ymages si bien et si soutilment faites comme s’il eüst tous les jours de sa vie fait tel mestier.

Morgane comprend tout de suite le sens de ces peintures, d’autant qu’elle éprouve une violente passion pour Lancelot. Si cet homme qui n’a jamais touché un pinceau exécute des œuvres aussi admirables, c’est que l’Amour lui donne du talent. Elle décide de garder Lancelot en prison tant qu’il n’aura pas achevé sa tâche, sûre qu’il va représenter ainsi ses amours avec la reine Guenièvre. C’est ce qui advient. Et quand Lancelot s’évadera enfin, il laissera derrière lui cette preuve de sa trahison envers le roi.

Beaucoup plus tard, à la fin du cycle, quand le roi Arthur séjournera chez sa sœur, celle-ci n’aura rien de plus pressé que de lui mettre sous les yeux son déshonneur (2).

Cet épisode fait partie des nombreux passages où le roman met en scène la genèse fictive de son écriture. Alors que le peintre anonyme mettait en images le texte préexistant de l’histoire d’Énée, Lancelot met en récit (graphique) les aventures qui font la matière du roman que nous lisons ; il leur donne même un début d’inscription textuelle, grâce aux légendes qui accompagnent ses peintures. De même, Merlin dicte à Blaise les aventures de la Table ronde, au fur et à mesure de leur déroulement, et le roi Arthur confie à des scribes le récit des exploits que lui narrent ses chevaliers. Le rédacteur du texte inscrit ainsi dans son récit les conditions mêmes de sa possibilité.

Évrard d'Espinques, Arthur découvre les peintures de Lancelot, via Wikimedia Commons.

1. Voir Le Livre du Graal, Bibl. de la Pléiade, t. III, Paris, 2009, « La Seconde Partie de la quête de Lancelot », p. 460-463, § 416-418.
2. Op. cit., « La Mort du roi Arthur », p. 1245-1247, § 72-74.



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