Micrologies

Casanova philologue


L’épisode le plus célèbre des Mémoires de Casanova est sans conteste sa romanesque et rocambolesque évasion de la sinistre prison des Plombs, sous les toits du palais des Doges, à Venise, en 1756. Creusant le sol de son cachot, l’aventurier se heurte à un obstacle imprévu : sous le plancher de sa cellule, il trouve ce pavement lisse et brillant, fait de fragments de marbre liés par du mortier, qu’il appelle « terrazzo marmorin » : fréquemment utilisé à Venise, ville construite sur l’eau, ce matériau assez souple épouse les déformations des bâtiments sans se briser. Toujours est-il que son outil rudimentaire n’a pas de prise sur cet obstacle.

C’est alors qu’il appelle Tite-Live à son secours : il se souvient du fameux passage des Alpes par Hannibal, quand le général carthaginois s’ouvre un chemin en dissolvant des roches calcaires avec du vinaigre. Justement, il a du vinaigre à sa disposition. Mais il est aussitôt pris d’un doute cruel : il a toujours pensé que la forme aceto (« vinaigre ») qu’on lit dans le texte de l’historien latin était une erreur de copiste : Hannibal avait-il vraiment à sa disposition, au cœur des Alpes, la quantité énorme de vinaigre qui aurait été nécessaire pour dissoudre des rochers entiers ? Il faudrait, selon Casanova, lire asceta, soit une possible déformation du mot ascia, « hache », dans le latin de Padoue, ville natale de l’historien romain. Selon Quintilien, on reprochait à la langue de Tite-Live sa patauinitas, sa « padouanité », en quelque sorte, sans que l’on sache bien ce qu’il faut entendre par là.) Or Casanova n’a pas de hache sous la main… Cependant, même pris entre sa fierté de philologue et son désir de liberté, il n’hésite pas : « J’ai tout de même versé dans ma concavité une bouteille de fort vinaigre que j’avais ; et le lendemain, soit l’effet du vinaigre, ou d’une plus grande patience j’ai vu que j’en viendrais à bout […]. En quatre jours j’ai détruit tout ce pavé sans que la pointe de mon esponton s’endommageât. »

Tous ces efforts seront anéantis : un changement de cachot imprévu vient contrecarrer cette première tentative. C’est par les toits que Casanova s’échappera, et non par le plancher... Il est amusant de voir l’aventurier secouru dans le besoin par sa culture classique… On peut toutefois s’interroger, comme souvent avec lui, sur l’authenticité de ce détail : alors qu’Hannibal n’avait pas de vinaigre dans les Alpes, d’où vient que Casanova en avait dans son cachot ? Comme souvent dans ses Mémoires, c’est le jeu mal dissimulé avec la fiction qui fait le prix de son récit. Ce qui n’est pas feint, en revanche, c’est le poids de la culture antique, même chez des hommes comme lui, à la formation hasardeuse : c’est un des rapprochements possibles entre le jeune Rousseau (avec le Plutarque de son enfance) et Casanova (qui connaît non seulement Tite-Live, mais surtout son Horace).



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