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Pan de mur jaune


Johannes Vermeer, Vue de Delft, via Wikimedia Commons

Proust tenait la Vue de Delft de Vermeer pour le plus beau tableau du monde. On n’est pas loin de lui donner raison. Oserons-nous dire que les reproductions ne lui rendent pas justice et qu’il vaut la peine d’aller la voir, superbement restaurée, au Mauritshuis de La Haye ? Ce qui est particulier à cette œuvre en apparence très différente des autres tableaux du peintre, c’est en fait la transposition au paysage des couleurs qui sont celles des vêtements dans les scènes d’intérieur : l’harmonie de bleu, de jaune, de blanc de La Jeune Fille à la perle, de La Dentellière ou de La Laitière : un ciel d’une légèreté et d’une transparence admirables, avec nuages blancs, un banc de sable au premier plan, avec de petits personnages.

Et le «   petit pan de mur jaune », devant lequel, dans La Prisonnière, Bergotte est pris d’un malaise fatal ? Il est bien difficile à identifier, et la localisation que propose le biographe de Proust, George Painter, (1), n’est pas d’un grand secours :

Dans la partie inférieure de la peinture, à droite, juste à gauche de la première tourelle, sur la porte ombragée au-dessus de l’eau, il vit un fragment de toit touché par le rayon de soleil de cette éternelle après-midi d’été, avec l’auvent de la fenêtre d’une mansarde, et, au-dessous, «  le petit pan de mur jaune avec un auvent », à la vue duquel Bergotte meurt racheté.

On comprend devant le tableau que c’est une pure création littéraire : rien qui saute aux yeux dans le panorama des architectures de la ville, rien qui tranche avec l’harmonie d’ensemble, aucun détail dont la matière soit particulièrement «  précieuse », pas plus en tout cas que celle, par exemple, du banc de sable évoqué plus haut.

Ce détail du tableau est sans doute un produit de l’esthétique proustienne, celle qui isole des beaux vers dans Phèdre, ou une «  petite phrase » dans la Sonate de Vinteuil : esthétique «  bourgeoise » selon les critères de Barthes (Sur Racine), mais que Proust transcende en fait par son sens de l’architecture textuelle : le détail restitue l’ensemble ; dans le petit pan de mur jaune est incluse toute la poétique du roman. Selon le mot de Proust dans Le Temps retrouvé, la sensation n’est «  qu’à moitié engainée dans l’objet » et le pan de mur jaune nous en apprend plus sur Bergotte (ou sur le narrateur) que sur Vermeer.

Autre hypothèse : Proust aurait vu en 1921 un tableau assombri, non restauré, où les valeurs des couleurs étaient très différentes. Par exemple, il voit rose le banc de sable du premier plan, aujourd’hui d’un jaune si délicat.

1. Marcel Proust, Londres 1965, trad. fr. 1966 t. 2, p. 398.



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